— Une tranche ?
— À mon idée, lundi-mardi-mercredi, ça fait une tranche de semaine, la tranche 1. Ce qui arrive dans la tranche 1 est d’un genre assez différent de ce qui arrive dans la tranche 2.
— Jeudi-vendredi-samedi ?
— Voilà. Si on regarde bien, on voit plus de surprises sérieuses dans la tranche 1, en général, je dis bien en général, et plus de précipitation et d’amusement dans la tranche 2. Question de rythme. Ça n’alterne jamais, à la différence des stationnements pour voitures dans certaines rues, où pendant une quinzaine on a le droit de se garer, et pendant la suivante on n’a plus le droit. Pourquoi ? Pour reposer la rue ? Pour faire jachère ? Mystère. En tous les cas, avec les tranches de semaine, ça ne change jamais. Tranche 1 : on s’intéresse, on croit à des machins, on trouve des trucs. Drame et miracle anthropiques. Tranche 2 : on ne trouve rien du tout, on apprend zéro, dérisoire de la vie et compagnie. Dans la tranche 2, il y a beaucoup de n’importe qui avec n’importe quoi, et on boit pas mal, alors que la tranche 1, c’est plus important, c’est évident. Pratiquement, une tranche 2, ça ne peut pas se rater, ou disons que ça ne tire pas à conséquence. Mais une tranche 1, quand on la bousille comme celle de cette semaine, ça fout un coup. Ce qui s’est passé aussi, c’est qu’au café, c’était de la palette aux lentilles au menu. La palette aux lentilles, ça me fout le bourdon. C’est la désespérance. Et ça, en pleine fin de tranche 1. C’était pas de chance, cette foutue palette.
— Et le dimanche ?
— Alors là, le dimanche, c’est la tranche 3. À elle seule la journée compte pour une tranche complète, c’est dire comme c’est grave. La tranche 3, c’est la débandade. Si vous conjuguez une palette aux lentilles et une tranche 3, en vérité il n’y a plus qu’à mourir.
— Où on en était ? demanda Adamsberg, qui avait l’impression soudaine et pas désagréable de s’égarer plus encore en cette femme qu’en lui-même.
— On n’en était nulle part.
— Ah oui, c’est ça, nulle part.
— Ça me revient, dit Mathilde. Comme ma tranche 1 était donc à peu près foutue, en passant devant votre maison de police, j’ai pensé que foutue pour foutue, je pouvais bien tenter ma chance. Mais vous voyez, essayer de sauver une tranche 1 sur sa fin, c’est tentant, mais ça ne donne rien de bon. Vous, c’était bien ?
— Pas mal, reconnut Adamsberg.
— Et moi, la tranche 1 de la semaine dernière, vous auriez vu ça, formidable !
— Qu’est-ce qu’il y a eu ?
— Je ne peux pas résumer ça comme ça, il faudrait que je voie mes carnets. Enfin, demain c’est la tranche 2, on va pouvoir un peu lâcher la bride.
— Demain, je vois un psychiatre. C’est un bon début pour une tranche 2 ?
— Bon sang, c’est pour vous ? dit Mathilde. Non, je suis idiote, c’est impossible. J’imagine que même si vous aviez la manie de pisser contre tous les réverbères des trottoirs de gauche, vous vous diriez « advienne que pourra et Dieu fasse durer les réverbères et les trottoirs de gauche », mais vous n’iriez pas vous demander pourquoi chez un psychiatre. Et puis merde, je parle trop. J’en ai assez. Je me fatigue moi-même.
Mathilde lui prit une cigarette en disant « Je peux ? » et en ôta le filtre.
— Peut-être allez-vous voir le psychiatre pour l’homme aux cercles bleus, ajouta-t-elle. Ne me regardez pas comme ça, je n’ai rien espionné vous savez : c’est que les coupures de journaux sont là, sous le pied de votre lampe, donc forcément, je me demande…
— C’est vrai, reconnut Adamsberg, c’est pour lui. Pourquoi êtes-vous entrée au commissariat ?
— Je cherche un type que je ne connais pas.
— Alors pourquoi le cherchez-vous ?
— Parce que je ne le connais pas, cette question !
— Bien sûr, dit Adamsberg.
— J’étais en train de suivre une femme dans la rue, et puis je l’ai perdue. Alors j’ai un peu traîné au café et c’est comme ça que j’ai rencontré l’aveugle beau. C’est incroyable ce qu’il peut y avoir de gens sur les trottoirs. On ne sait plus où donner de la tête, il faudrait suivre tout le monde pour bien faire. On a discuté un moment, l’aveugle beau et moi, de quoi, je n’en sais rien, il faudrait voir mes carnets, et en fin de compte il m’a plu, cet homme. D’ordinaire, quand quelqu’un m’a plu, je ne me fais pas de souci, je suis certaine de le rencontrer à nouveau. Et là, rien. Le mois dernier, j’ai fait vingt-huit filatures et neuf planques. J’ai rempli deux carnets et demi. Ça donne quand même le temps de voir du pays, n’est-ce pas ? Eh bien rien, pas le plus petit bout de l’aveugle. C’est le genre d’échec dur à avaler. Il s’appelle Charles Reyer et c’est tout ce que je sais de lui. Dites-moi, vous crayonnez tout le temps ou quoi ?
— Tout le temps.
— Je suppose qu’on ne peut pas regarder.
— C’est vrai. On ne peut pas.
— C’est amusant, quand vous vous tournez sur votre chaise. Votre profil gauche est âpre et votre profil droit est tendre. Ce qui fait que, si vous voulez inquiéter un suspect, vous vous tournez comme ça, ou si vous voulez l’émouvoir, vous vous tournez dans l’autre sens.
Adamsberg sourit.
— Et si je me tourne tout le temps dans un sens et puis dans un autre ?
— Alors on sait plus où on en est. L’enfer et le paradis.
Mathilde éclata de rire. Et puis elle se ravisa.
— Non, dit-elle à nouveau, je parle trop. Je me fais honte. « Mathilde, tu parles à tort et à travers », me dit un ami philosophe. « Oui, je réponds, mais comment parle-t-on à raison et à droit ? »
— Si on tentait le coup ? dit Adamsberg. Vous travaillez ?
— Vous n’allez pas me croire. Je m’appelle Mathilde Forestier.
Adamsberg rentra son crayon dans sa poche.
— Mathilde Forestier, répéta-t-il. Alors vous êtes cette océanographe de renom… Est-ce que c’est ça ?
— C’est ça, mais il ne faut pas que ça vous empêche de crayonner. Moi aussi je sais qui vous êtes, j’ai lu votre nom sur la porte, et votre nom, tout le monde le connaît. Et ça ne m’empêche pas de faire du tort et du travers, en pleine fin de tranche 1 en plus.
— Si je trouve l’aveugle beau, je vous le dirai.
— Pourquoi ? À qui voulez-vous faire plaisir ? demanda Mathilde soupçonneuse. À moi, ou bien à l’océanographe de renom qui a son nom dans les journaux ?
— Ni à l’une ni à l’autre. À la femme que j’ai fait entrer dans mon bureau.
— Ça me va, dit Mathilde.
Elle resta un moment sans rien dire, comme si elle hésitait à prendre une décision. Adamsberg avait ressorti cigarette et papier. Non, il n’oublierait pas cette femme-là, ce bout de la beauté du monde sur le point de se rompre. Et il était incapable de savoir à l’avance ce qu’elle allait lui dire.
— Vous savez, reprit soudain Mathilde, c’est à la tombée de la nuit que les choses se passent, dans l’océan comme dans la ville. Tout s’y lève, ceux qui ont faim et ceux qui ont mal. Et ceux qui cherchent, comme vous, Jean-Baptiste Adamsberg, se lèvent aussi.
— Vous croyez que je cherche ?
— Sans aucun doute, et pas mal de choses en même temps encore. Ainsi, l’homme aux cercles bleus sort quand il a faim. Il rôde, il épie, et soudain, il trace. Moi, je le connais. Je l’ai cherché, depuis le tout début, et je l’ai trouvé, le soir du briquet, le soir de la tête de la poupée en plastique. Hier soir encore, rue Caulaincourt.
— Comment avez-vous réussi ça ?
— Je vous le dirai, ce n’est pas important, ce sont des trucs à moi. Et c’est drôle, on dirait presque qu’il me laisse un peu faire, l’homme aux cercles, comme s’il s’apprivoisait de loin. Si vous voulez le voir un soir, venez me trouver. Mais juste le voir de loin, pas l’approcher, pas l’emmerder. Ce n’est pas au flic de renom que je propose mon secret, c’est à l’homme qui m’a fait entrer dans son bureau.
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