— De quoi s’agit-il ?
— De mon immeuble, l’autre nuit. Je me fais de la bile à cause des enfants. Si un fou est entré l’autre soir, qui me dit qu’il ne va pas revenir ? Ou quoi ?
Maryse se mordait les lèvres, le front un peu rouge.
— Ici, dit l’homme doucement en lui désignant le bâtiment crasseux, c’est la Brigade criminelle. C’est pour les meurtres, vous voyez. Quand on tue quelqu’un.
— Oh, dit Maryse, alarmée.
— Allez au commissariat de l’avenue. À midi, c’est plus calme, ils prendront le temps de vous entendre.
— Oh non, dit Maryse en secouant la tête, je dois être au bureau à deux heures, le patron est intraitable sur les retards. Ils ne peuvent pas les prévenir, ici, leurs collègues de l’avenue ? Je veux dire, ce n’est pas un peu la même bande, tous ces policiers ?
— Pas exactement, répondit le type. Que s’est-il passé ? Cambriolage ?
— Oh non.
— Violences ?
— Oh non.
— Racontez toujours, ce sera plus facile. On pourra vous orienter.
— Bien sûr, dit Maryse en paniquant légèrement.
Le type attendit patiemment, appuyé au capot d’une voiture, que Maryse se concentre.
— C’est une peinture noire, expliqua-t-elle. Ou plutôt treize peintures, sur toutes les portes de l’immeuble. Elles me font peur. Je suis toujours seule avec les enfants, vous comprenez.
— Des tableaux ?
— Oh non. Des quatre. Des chiffres 4. Des grands 4 noirs, un peu façon ancienne. Je me demandais si ce n’était pas une bande ou quoi. Peut-être que les policiers le savent, peut-être qu’ils peuvent comprendre. Mais peut-être pas. Paul a dit, si tu veux qu’ils se foutent de ta gueule, fonce.
Le type se redressa, lui posa une main sur le bras.
— Venez, lui dit-il. On va noter tout cela et il n’y aura plus rien à craindre.
— Mais, dit Maryse, ce ne serait pas mieux qu’on trouve un flic ?
L’homme la regarda un instant, un peu surpris.
— Je suis flic, répondit-il. Commissaire principal Jean-Baptiste Adamsberg.
— Oh, dit Maryse, désorientée. Je suis désolée.
— Il n’y a pas de mal. Vous me preniez pour quoi ?
— Je n’ose plus vous le dire.
Adamsberg l’entraîna à travers les locaux de la Brigade criminelle.
— Un coup de main, commissaire ? lui demanda un lieutenant au passage, les yeux cernés, prêt à partir déjeuner. Adamsberg poussa doucement la jeune femme vers son bureau et regarda l’homme en s’efforçant de le situer. Il ne connaissait pas encore tous les adjoints qu’on avait affectés à son groupe et il avait un mal fou à se rappeler leurs noms. Les membres de l’équipe n’avaient pas été longs à remarquer cette difficulté et ils se présentaient systématiquement à chaque brin de conversation. Soit par ironie, soit pour lui rendre sincèrement service, Adamsberg n’était pas encore fixé là-dessus et il s’en foutait un peu.
— Lieutenant Noël, dit l’homme. Un coup de main ?
— Une jeune femme à bout de nerfs, rien de plus. Une mauvaise blague dans son immeuble, ou simplement quelques tags. Elle n’a besoin que d’un peu de soutien.
— C’est pas l’assistance sociale, ici, dit Noël en fermant son blouson d’un coup sec.
— Et pourquoi non, lieutenant…
— Noël, compléta l’homme.
— Noël, répéta Adamsberg, tâchant de mémoriser son visage.
Tête carrée, peau blanche, cheveux en brosse blonde et oreilles bien visibles égale Noël. Fatigue, morgue, brutalité éventuelle égale Noël. Oreilles, brutalité, Noël.
— On en reparlera plus tard, lieutenant Noël, dit Adamsberg. Elle est pressée.
— Si c’est pour soutenir madame, intervint un brigadier tout aussi inconnu d’Adamsberg, je me porte volontaire. J’ai mon outillage, ajouta-t-il en souriant, les mains accrochées à la ceinture de son pantalon.
Adamsberg se retourna lentement.
— Brigadier Favre, annonça l’homme.
— Ici, dit Adamsberg d’une voix tranquille, vous allez faire quelques découvertes qui vont vous étonner, brigadier Favre. Ici, les femmes ne sont pas un rond avec un trou dedans et si cette nouvelle vous épate, ne vous gênez pas pour tâcher d’en savoir plus. En dessous, vous trouvez des jambes, des pieds, et au-dessus, vous rencontrez un buste, une tête. Tâchez d’y songer, Favre, si vous avez de quoi.
Adamsberg se dirigea vers son bureau en s’efforçant d’enregistrer le visage du brigadier. Joues pleines, nez gros, sourcils drus, tête de con égale Favre. Nez, sourcils, femmes, Favre.
— Racontez-moi ça, dit-il en s’adossant au mur de son bureau, face à la jeune femme qui s’était posée du bout des fesses sur une chaise. Vous avez des enfants, vous êtes seule, vous habitez où ?
Adamsberg griffonna les réponses sur un calepin, le nom, l’adresse, Pour rassurer Maryse.
— Ces 4 ont été peints sur les portes, c’est bien cela ? En une seule nuit ?
— Oh oui. Ils étaient sur toutes les portes hier matin. Des 4 grands comme ça, ajouta-t-elle en écartant les mains d’une soixantaine de centimètres.
— Pas de signature ? De paraphe ?
— Oh si. Il y a trois lettres en dessous, peintes en plus petit. CTL. Non. CLT.
Adamsberg nota. CLT.
— Noires aussi ?
— Aussi.
— Rien d’autre ? Rien sur la façade ? La cage d’escalier ?
— Sur les portes seulement. En noir.
— Ce chiffre, il n’est pas un peu déformé ? Comme un sigle ?
— Oh si. Je peux vous le dessiner, je ne suis pas maladroite.
Adamsberg lui tendit son carnet et Maryse s’appliqua à représenter un grand quatre fermé, en typographie d’imprimerie, au trait plein, à la base pattée comme une croix de Malte, et portant deux barres sur son retour.
— Voilà, dit Maryse.
— Vous l’avez fait à l’envers, dit doucement Adamsberg en reprenant le calepin.
— C’est parce qu’il est à l’envers. Il est à l’envers, large au pied, avec ces deux petites barres au bout. Est-ce que vous le connaissez ? Est-ce que c’est une marque de cambrioleurs, CLT ? Ou quoi ?
— Les cambrioleurs marquent les portes aussi discrètement que possible. Qu’est-ce qui vous effraie ?
— L’histoire d’Ali Baba, je crois. L’assassin qui marquait toutes les portes avec une grande croix.
— Dans cette histoire, il n’en marquait qu’une seule. La femme d’Ali Baba marquait les autres pour l’égarer, si je ne me trompe pas.
— C’est vrai, dit Maryse, rassérénée.
— C’est un tag, dit Adamsberg en la reconduisant à la porte. Des gosses du coin, probablement.
— Je n’ai jamais vu ce 4 dans le quartier, dit Maryse à voix basse. Et je n’ai jamais vu de tags sur les portes des appartements. Parce que les tags, c’est fait pour être vu par tout le monde, non ?
— Il n’y a pas de règle. Lavez votre porte et n’y pensez plus.
Après le départ de Maryse, Adamsberg arracha les feuilles du calepin et les jeta en boule à la corbeille. Puis il reprit sa station debout, adossé au mur, méditant sur les moyens de nettoyer la tête de types comme ce Favre. Pas commode, vice de forme très profond, sujet à peine conscient. Il n’y avait plus qu’à espérer que tout le groupe homicide ne soit pas à l’unisson. D’autant qu’on y comptait quatre femmes.
Comme chaque fois qu’il se prenait à méditer, Adamsberg lâchait rapidement la rampe et touchait à un vide proche de la somnolence. Il en émergea en un léger sursaut après dix minutes, chercha dans ses tiroirs la liste de ses vingt-sept adjoints et s’efforça, Danglard excepté, d’en mémoriser les noms, les récitant à voix basse. Puis, dans la marge, il nota Oreilles, Brutalité, Noël et Nez, Sourcils, Femmes, Favre.
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