— Leurs conditions de vie, Danglard ? Pauvres ?
— Disons démunis. Antoine travaille chez un serrurier, loge dans une petite chambre au-dessus de la boutique. Heller-Deville lui a…
— Parfait. Sautez dans votre voiture, vous me raconterez les détails à l’arrivée. Vous avez pu avancer sur le physicien tortionnaire ?
— Je l’ai coincé sur mon écran hier à minuit. C’est Châtellerault. Les aciers Messelet, très grosse boîte installée dans la zone industrielle, fournisseuse numéro un pour les flottes aériennes, marché mondial.
— Grosse prise, Danglard. Messelet en est le propriétaire ?
— Oui, Rodolphe Messelet, ingénieur en sciences physiques, professeur à l’université, directeur de laboratoire, chef d’entreprise, et détenteur exclusif de neuf brevets d’invention.
— Dont un acier ultraléger quasiment infissible ?
— Non fissible, corrigea Danglard. Oui, entre autres. Il a déposé ce brevet il y a sept ans et sept mois.
— C’est lui, Danglard, le commanditaire du supplice et du vol.
— Évidemment c’est lui. Mais c’est aussi un roitelet de la province et un intouchable de l’industrie française.
— On le touchera.
— Je ne pense pas que l’Intérieur va nous épauler sur ce coup-là, commissaire. Beaucoup trop de fric et de réputation nationale en jeu.
— On n’a besoin de prévenir personne, et encore moins Brézillon. Une fuite dans la presse et la tache d’huile gagnera cette ordure dans les deux jours. Il n’aura plus qu’à déraper et se rétamer. On le ramassera en cour de justice.
— Parfait, dit Danglard. Pour la mère d’Hurfin…
— Plus tard, Danglard, son fils m’attend.
Les officiers de nuit avaient laissé leur rapport sur la table. Antoine Hurfin, vingt-trois ans, né à Vétigny et domicilié à Romorantin, Loir-et-Cher, s’était tenu obstinément à ses premières déclarations et avait téléphoné à un avocat qui lui avait aussitôt conseillé de la boucler. Depuis, Antoine Hurfin était resté muet.
Adamsberg se planta devant sa cellule. Le jeune homme était assis sur la couchette, serrant les maxillaires, faisant jouer une infinité, de petits muscles sur son visage osseux, et craquer les articulations de ses doigts maigres.
— Antoine, dit Adamsberg, tu es le fils d’Antoine. Tu es un Heller-Deville privé de tout. Privé de reconnaissance, privé de père, privé de fric. Mais probablement nanti de coups, de baffes et de désolations. Toi aussi, tu frappes, tu cognes. Sur Damas, l’autre fils, le reconnu, le fortuné. Ton demi-frère. Qui en a bavé autant que toi, si tu ne t’en doutes pas. Même père, mêmes baffes.
Hurfin garda le silence et jeta un regard à la fois haineux et vulnérable en direction du flic.
— Ton avocat t’a dit de la fermer, et tu obéis. Tu es discipliné et docile, Antoine. C’est étrange, pour un assassin. Si j’entrais dans ta cellule, je ne sais pas si tu te jetterais sur moi pour me scier la gorge ou si tu te mettrais en boule dans un angle. Ou les deux. Je ne sais même pas si tu te rends compte de ce que tu fais. Tu es tout en acte et je ne sais pas où est ta pensée. Alors que Damas est tout en pensée, et tout en impuissance. Destructeurs l’un comme l’autre, toi avec tes mains, lui avec sa tête. Tu m’écoutes, Antoine ?
Le jeune homme frissonna, sans bouger.
Adamsberg lâcha les barreaux et s’éloigna, presque aussi désolé devant ce visage torturé et frémissant qu’il l’avait été devant l’impassibilité inconséquente de Damas. Il pouvait être fier de lui, le père Heller-Deville.
Les cellules de Clémentine et de Damas étaient à l’autre extrémité du local. Clémentine avait entamé une partie de poker avec Damas, passant les cartes d’une cellule à l’autre en les faisant glisser au sol. Faute de pions, on misait en galettes.
— Vous avez pu dormir, Clémentine ? demanda Adamsberg en ouvrant la grille.
— Pas si mal, dit la vieille femme. Ça ne vaut pas chez soi, encore que ça change. Quand est-ce qu’on sort, avec le petit ?
— Le lieutenant Froissy va vous accompagner à la salle d’eau et vous donner du linge. Où avez-vous trouvé les cartes ?
— C’est votre brigadier Gardon. On a eu une bonne soirée, hier.
— Damas, dit Adamsberg, prépare-toi. Ce sera ton tour après.
— De ? demanda Damas.
— De te laver.
Hélène Froissy emmena la vieille femme et Adamsberg gagna la cellule de Kévin Rouhaud.
— Tu vas sortir, Roubaud, mets-toi debout. Tu es transféré.
— Je suis bien, ici, dit Roubaud.
— Tu reviendras, dit Adamsberg en ouvrant grand la grille. Tu es mis en examen pour coups et blessures et présomption de viol.
— Merde, dit Roubaud, j’assurais les arrières.
— Des arrières terriblement actifs. Tu étais le sixième sur la liste. Un des plus dangereux, donc.
— Merde, je suis quand même venu vous aider. Assistance à la justice, ça compte, non ?
— Dégage. Je ne suis pas ton juge.
Deux officiers emmenèrent Roubaud hors de la Brigade. Adamsberg consulta son mémento. Acné, Prognathe, Sensible, égale Maurel.
— Maurel, qui a relayé au domicile de Marie-Belle ? dernanda-t-il en consultant la pendule.
— Noël et Favre, commissaire.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? Il est neuf heures trente.
— Peut-être qu’elle ne va pas sortir. Elle n’ouvre plus la boutique depuis que son frère est bouclé.
— J’y vais, dit Adamsberg. Puisque Hurfin ne parle pas, Marie-Belle va me raconter ce qu’il lui a extorqué.
— Vous y allez comme ça, commissaire ?
— Comme ça comment ?
— Je veux dire, en sandales ? Vous ne voulez pas qu’on vous prête quelque chose ?
Adamsberg considéra ses pieds nus à travers les lanières de cuir fatigué, cherchant le défaut.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Maurel ? demanda-t-il, sincère.
— Je ne sais pas, dit Maurel qui cherchait comment faire marche arrière. Vous êtes chef de groupe.
— Ah, dit Adamsberg. L’apparence, Maurel ? C’est cela ? Maurel ne répondit pas.
— Je n’ai pas le temps de m’acheter des chaussures, dit Adamsberg en haussant les épaules. Et Clémentine est plus urgente que mes vêtements, non ?
— Si, commissaire.
— Veillez à ce qu’elle n’ait besoin de rien. Je vais chercher la sœur et je reviens.
— Vous croyez qu’elle nous parlera ?
— Probablement. Marie-Belle aime raconter sa vie.
Au moment de franchir le porche, un porteur spécial lui remit un colis qu’il ouvrit dans la rue. Il y trouva son portable et posa le tout sur le coffre d’une voiture à la recherche du contrat y afférent . Puce vivace. L’ancien numéro avait pu être conservé et transféré dans un appareil neuf. Satisfait, il le rangea dans sa poche intérieure et reprit son chemin, la main posée dessus à travers le tissu, comme pour le réchauffer et reprendre avec lui le dialogue interrompu.
Il repéra Noël et Lamarre en garde rue de la Convention. Le plus petit était Noël. Oreilles, brosse, blouson, égale Noël. Le grand rigide était Lamarre, l’ancien gendarme de Granville. Les deux hommes eurent un rapide regard vers ses pieds.
— Oui, Lamarre, je sais. J’en achèterai plus tard. Je monte, dit-il en indiquant le quatrième étage. Vous pouvez rentrer. Adamsberg traversa le hall luxueux, emprunta l’escalier couvert d’un large tapis rouge. Il aperçut l’enveloppe punaisée sur la porte de Marie-Belle avant d’atteindre le palier. Il gravit les dernières marches avec lenteur, choqué, et s’approcha du rectangle blanc qui portait simplement son nom, Jean-Baptiste Adamsberg !
Partie. Marie-Belle était partie sous le nez de ses hommes de guet. Elle avait filé. Filé sans s’occuper de Damas. Adamsberg décrocha l’enveloppe, sourcils froncés. La sœur de Damas avait abandonné le terrain en flammes.
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