Adamsberg se leva et tourna dans ses deux pièces. Damas n’avait pas trituré l’Histoire. Damas avait posé les points de suspension. Donc Damas n’avait pas charbonné les corps.
Donc Damas n’avait pas tué. Le charbon recouvrait nettement les marques de strangulation. C’était le dernier geste du tueur, et ce n’était pas Damas qui l’avait fait. Ni charbonné ni étranglé. Ni déshabillé. Ni ouvert de porte.
Adamsberg s’immobilisa près de son téléphone. Damas n’avait fait qu’exécuter ce en quoi il croyait. Il était maître du fléau et il avait semé des annonces, peint des 4 et libéré des puces pesteuses. Annonces garantissant le retour d’une véritable peste, le déchargeant de son fardeau. Annonces affolant l’opinion, le créditant de sa toute-puissance revenue. Annonces semant la confusion, lui laissant les mains libres. Signe du 4 limitant les dégâts qu’il croyait commettre, apaisant la conscience de ce tueur imaginaire et scrupuleux. Un maître ne commet pas d’approximation dans le choix de ses victimes. Les 4 étaient nécessaires pour endiguer le lâcher des insectes, pour viser juste et non pas grossièrement. Pas question pour Damas de bousiller toute la population d’un immeuble quand il ne voulait en abattre qu’un seul. C’eût été une impardonnable maladresse pour un fils de Journot.
Voilà ce qu’avait fait Damas. Il y avait cru. Il avait lâché son pouvoir sur ceux qui l’avaient aboli, pour renaître. Il avait glissé sous cinq portes des puces impuissantes. Clémentine avait « terminé le boulot » et lâché les insectes chez les trois derniers tortionnaires. Là s’arrêtaient les crimes inopérants du crédule semeur de peste.
Mais quelqu’un tuait derrière Damas. Quelqu’un qui se glissait dans son fantôme et opérait réellement à sa place. Quelqu’un de pratique, qui ne croyait pas une seconde à la peste et n’y connaissait rien. Qui pensait que la peau des pestiférés était noire. Quelqu’un qui commettait une énorme bévue . Quelqu’un qui poussait Damas dans le piège profond qu’il s’était creusé, jusque vers son terme inéluctable. Une opération simple. Damas pensait tuer, un autre le faisait à sa place. Les charges étaient écrasantes pour Damas, serrées d’un bout à l’autre de la chaîne, depuis les puces de rat jusqu’au charbon de bois, qui le conduiraient droit à la perpétuité. Qui irait arguer que Damas n’était pas coupable, en s’appuyant sur quelques misérables points de suspension ? Autant dire une brindille luttant contre une déferlante de preuves. Il n’y aurait pas un seul juré pour se pencher sur ces trois petits points.
Decambrais avait pigé. Il avait buté sur l’incompatibilité de la science maniaque du semeur et de la grossière erreur finale. Il avait buté sur le charbon de bois et il allait aboutir à la seule issue possible : deux hommes . Un semeur, et un tueur. Et Decambrais parlait trop, le soir, au Viking. Le tueur avait compris. Il avait mesuré les conséquences de sa gaffe. C’était une question d’heures avant que l’érudit ne parvienne au terme de son raisonnement et ne s’en ouvre aux flics. Le danger était imminent et le vieux devait se taire. Il n’était plus temps de travailler en finesse. Restaient l’accident, la noyade, le crapuleux hasard.
Hurfin. Un type qui haïssait assez Damas pour désirer sa chute. Un type qui s’était approché de Marie-Belle pour ramasser les informations chez la sœur candide. Une petite gueule sèche et faible, un homme qu’on aurait cru plutôt docile mais qui ne connaissait ni peur ni hésitation et vous larguait un vieillard à la flotte en un rien de temps. Un violent, un assassin rapide. Pourquoi ne pas tuer directement Damas, en ce cas ? Plutôt qu’en tuer cinq autres ?
Adamsberg alla à sa fenêtre et colla son front contre la vitre, observant le noir de la rue.
Et s’il s’arrangeait pour changer de portable, tout en récupérant le même numéro ?
Il fouilla dans sa veste trempée, en sortit le téléphone et le démonta pour en faire sécher les organes internes. On ne savait jamais.
Et si le tueur ne pouvait pas tuer Damas, tout simplement ? Parce que le crime lui retomberait sur le dos dans l’instant ? Tout comme le meurtre d’une femme riche retombe sur le dos du mari pauvre ? Seule possibilité, Hurfin était donc le mari de Damas. Le mari pauvre d’un Damas riche. La fortune Heller-Deville.
Adamsberg appela la Brigade depuis son poste fixe.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda-t-il.
— Que le vieux l’a agressé et qu’il s’est défendu. Il devient mauvais, très mauvais.
— Ne le lâchez pas. C’est Gardon en ligne ?
— Lieutenant Mordent, commissaire.
— C’est lui, Mordent. Il a étranglé les quatre types et la femme.
— Ce n’est pas ce qu’il dit.
— C’est ce qu’il a fait. Il a des alibis ?
— Il était chez lui, à Romorantin.
— Creusez là-dessus à fond, Mordent, creusez sur Romorantin. Cherchez la jonction entre Hurfin et la fortune Heller-Deville. Mordent, une minute. Rappelez-moi son prénom.
— Antoine.
— Le père Heller-Deville s’appelait Antoine. Réveillez Danglard, envoyez-le à Romorantin en vitesse. Il faut qu’il démarre l’enquête dès l’aube. Danglard est un expert en logique familiale, particulièrement sur son versant dévasté. Dites-lui de chercher si Antoine Hurfin n’est pas un fils d’Heller-Deville. Un fils non reconnu.
— Pourquoi on cherche ça ?
— Parce que c’est ce qu’il est, Mordent.
Au réveil, Adamsberg porta les yeux sur son portable éventré, nu et sec. Il composa le numéro des services techniques à la disposition des emmerdeurs jour et nuit et réclama un nouvel appareil, nanti de son ancien numéro noyé.
— C’est impossible, lui répondit une femme fatiguée.
— C’est possible. Le machin électronique est sec. Il n’y a qu’à le transvaser dans un autre appareil.
— C’est impossible, monsieur. Ce n’est pas du linge de maison, c’est une carte à puces qu’on ne peut pas…
— Je connais tout sur les puces, coupa Adamsberg. Elles sont vivaces. Je désire que vous transportiez celle-ci dans un autre habitat.
— Pourquoi ne prenez-vous pas tout simplement un autre numéro ?
— Parce que j’attends un coup de fil urgent d’ici dix ou quinze ans. Police criminelle, ajouta Adamsberg.
— En ce cas, dit la femme, impressionnée.
— Je vous fais porter l’engin dans l’heure.
Il raccrocha, avec l’espoir que sa puce personnelle se révèle plus opérante que celles de Damas.
Danglard appela alors qu’Adamsberg finissait de s’habiller, ayant enfilé un pantalon et un tee-shirt à peu près identiques à ceux de la veille. Adamsberg tendait à mettre au point une tenue universelle, éliminant toute question de choix et d’appariement, afin de s’emmerder le moins possible la vie avec ces histoires d’habits. En revanche, il n’avait pas réussi à trouver une autre paire de chaussures dans son armoire, hormis de lourds godillots de montagne inadaptés à la marche à Paris, et il s’était rabattu sur des sandales en cuir qu’il terminait d’enfiler pieds nus.
— Je suis à Romorantin, dit Danglard, et j’ai sommeil.
— Vous dormirez quatre jours de suite quand vous aurez fini de fouiller cette ville. On approche du point névralgique. Ne lâchez pas la piste Antoine Hurfin.
— J’en ai terminé avec Hurfin. Je dors et je reprends la route pour Paris.
— Plus tard, Danglard. Avalez trois cafés et suivez.
— J’ai suivi et j’ai terminé. Il m’a suffi d’interroger la mère, elle ne fait aucun mystère du fait, au contraire. Antoine Hurfin est le fils d’Heller-Deville, né huit ans après Damas, enfant non reconnu. Heller-Deville lui a…
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