J’aimais mon frère mieux que moi-même . Il lui semblait qu’Adamsberg persistait, d’une certaine manière, à tenir seuls contre tous la main de Raphaël dans la sienne depuis la nuit du meurtre. S’écartant ainsi depuis trente ans de l’univers des autres, où il ne pouvait aller sans risquer de lâcher cette main, d’abandonner son frère à la culpabilité et à la mort. En ce cas, seul l’innocence posthume de Raphaël et son retour au monde pourraient libérer les doigts d’Adamsberg. Ou bien, se dit Danglard en serrant sa sacoche, la reconnaissance du crime de son frère. Si Raphaël avait tué, il lui faudrait l’admettre un jour. Adamsberg ne pouvait passer sa vie à donner forme à une erreur, sous les traits d’un terrifiant vieillard. Si le contenu des dossiers devait pencher en ce sens, il serait contraint de freiner le commissaire et de lui ouvrir les yeux en force, si brutale et douloureuse soit l’entreprise.
Après le dîner, une fois les enfants dans leurs chambres, il s’installa à sa table, soucieux, avec trois bières et huit dossiers. Tous s’étaient couchés beaucoup trop tard. Il avait eu l’idée malencontreuse de leur raconter au dîner l’histoire du crapaud qui fumait, paf paf paf et explosion, et les questions avaient été pressantes. Pourquoi le crapaud explosait-il ? Pourquoi le crapaud fumait-il ? Quel volume de melon atteignait-il ? Les entrailles montaient-elles très haut ? Cela faisait-il la même chose aux serpents ? Danglard avait fini par leur interdire toute forme d’expérimentation, toute introduction de cigarette dans la gueule d’un quelconque serpent, crapaud ou salamandre, tout autant que dans celle d’un lézard, d’un brochet ou de n’importe quelle foutue bestiole.
Mais enfin, à plus de onze heures, les cinq cartables étaient bouclés, la vaisselle faite et les lumières éteintes.
Danglard ouvrit les dossiers par ordre chronologique, mémorisant les noms des victimes, les lieux, les heures, l’identité des coupables. Huit meurtres, tous commis, nota-t-il, dans des années impaires. Mais enfin, une année impaire ne représente jamais qu’une chance sur deux, ce n’est pas même l’indice d’une coïncidence. Seule la conviction obstinée du commissaire avait relié entre eux ces cas disparates et rien pour l’instant ne prouvait qu’un seul homme en était la cause. Huit meurtres, en des régions différentes, Loire-Atlantique, Touraine, Dordogne, Pyrénées. Néanmoins, on pouvait imaginer que le juge avait souvent déménagé pour parer au danger. Mais les victimes étaient elles aussi très diverses, en âge, en sexe et en apparence : des jeunes gens et des vieillards, des adultes, des hommes et des femmes, des gros et des minces, des bruns et des blonds. Ce qui s’adaptait mal à l’étroite obsession d’un tueur en série. Les armes étaient également dissemblables : poinçons, couteaux de cuisine, opinels, couteaux de chasse, tournevis épointés.
Danglard secoua la tête, assez découragé. Il avait espéré pouvoir suivre Adamsberg mais l’ensemble de ces disparités constituait un sérieux obstacle.
Il était vrai toutefois que les blessures présentaient des points concordants : chaque fois, trois perforations profondes infligées au buste, sous les côtes ou dans le ventre, précédées d’une contusion crânienne pour étourdir la victime. Cependant, sur la totalité des meurtres commis en France depuis un demi-siècle, quelle probabilité avait-on de trouver trois blessures au ventre ? Beaucoup. L’abdomen offre une cible large, facile et vulnérable. Quant aux trois coups, ne découlaient-ils pas d’une sorte d’évidence ? Trois coups pour s’assurer de la mort de la victime ? Statistiquement, ce chiffre était fréquent. Cela n’avait rien d’une marque, d’une signature particulière. Juste trois coups, quelque chose d’assez commun, en quelque sorte.
Danglard décapsula une seconde canette et se pencha attentivement sur ces blessures. Il devait faire son boulot à fond, tenter d’acquérir une certitude dans un sens ou un autre. Ces trois coups, indiscutablement, se présentaient en ligne droite, ou presque. Et il était exact que les chances étaient minimes, en frappant trois fois, d’aligner parfaitement les blessures. Ce qui faisait bel et bien penser à un trident. Ainsi que la profondeur des perforations, que la puissance de l’outil emmanché rendait possible, alors qu’il est rare qu’un couteau pénètre trois fois jusqu’à la garde. Mais le détail des rapports détruisait cet espoir. Car les lames utilisées différaient en largeur, et en profondeur. De plus, l’espacement entre les perforations variait d’un cas à l’autre, de même que leur alignement. Pas de beaucoup, parfois d’un tiers de centimètre, ou d’un quart, l’une des blessures pouvant se trouver légèrement décalée vers le côté, ou vers l’avant. Et ces divergences excluaient l’usage d’une seule arme. Trois coups très semblables, mais pas assez pour incriminer un seul outil et une seule main.
Toutes ces affaires avaient en outre été bouclées, les coupables arrêtés, parfois même avec des aveux. Mais, à l’exception d’un autre adolescent, tout aussi malléable et affolé que Raphaël, il s’agissait de paumés, d’ivrognes errants ou semi-vagabonds, tous présentant au moment de l’arrestation un taux d’alcoolémie spectaculaire. Guère difficile de pousser à la confession ces hommes en déroute, si prompts à s’abandonner eux-mêmes.
Danglard écarta le gros chat blanc qui s’était posé sur ses pieds. Il était chaud et lourd. Il n’avait pas changé de nom depuis qu’il y a un an Camille le lui avait laissé avant de partir pour Lisbonne. À l’époque, c’était une toute petite boule blanche aux yeux bleus, qu’il appelait donc « La Boule ». Elle avait grandi en douceur, ne sachant griffer ni les fauteuils ni les murs. Danglard ne la regardait jamais sans penser à Camille, qui n’était pas très calée en autodéfense. Il souleva le chat en l’attrapant par le ventre, saisit le bout d’une de ses pattes et gratta d’un ongle le coussinet. Mais les griffes ne sortirent pas. La Boule était un cas. Il la posa sur sa table puis, finalement, la replaça sur ses pieds. Si tu es bien là, reste là.
Aucun des coupables arrêtés, inscrivit Danglard, ne conservait de souvenir du meurtre, formant une étonnante répétition d’amnésies. Dans sa vie de flic, il avait connu deux cas de perte de mémoire après un meurtre, par refus de voir l’épouvante, par déni de l’acte. Mais ce type d’amnésie psychologique ne pouvait expliquer ces huit concordances. L’alcool oui, en revanche. Quand il buvait énormément, plus jeune, il lui arrivait de se réveiller avec un blanc, un fragment manquant que ses compagnons de beuverie lui restituaient le lendemain. Il avait commencé à freiner après avoir appris que tout un public l’avait applaudi, en Avignon, nu sur une table en train de réciter du Virgile. En latin. C’était à l’époque où il avait déjà du ventre et, à cette pensée, il frémissait du spectacle offert. Très joyeux d’après ses amis, très charmant d’après ses amies. Oui, l’amnésie alcoolique, il connaissait la bête, blanche, mais son irruption n’était jamais prévisible. Parfois, même ivre mort, on se souvenait de tout, et parfois non.
Adamsberg frappa deux coups légers à la porte. Danglard fourra La Boule sous son bras et alla ouvrir. Le commissaire y jeta un rapide coup d’œil.
— Elle va bien ? demanda-t-il.
— Comme ça peut, répondit Danglard.
Sujet clos, message reçu. Les deux hommes s’accoudèrent à la table et Danglard replaça l’animal sur ses pieds avant d’exposer les doutes que lui posait cette vraie ou fausse série de meurtres. Adamsberg l’écoutait, le bras gauche serré contre lui, sa main droite écrasant sa joue.
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