— Je sais, interrompit-il. Croyez-vous que je n’ai pas eu tout le temps d’analyser et comparer toutes les mensurations de ces blessures ? Je les connais par cœur. Je sais tout de leurs divergences, de leurs profondeurs, de leurs formes, de leurs écartements. Mais mettez-vous dans la tête que le juge Fulgence n’a rien, mais vraiment rien d’un homme ordinaire. Il n’aurait pas été assez sot pour tuer toujours avec la même arme. Non, Danglard, l’homme est puissant. Mais il assassine avec son trident. C’est son emblème et le sceptre de son pouvoir.
— Choisissez, objecta Danglard. Une seule arme ou plusieurs ? Les blessures divergent.
— Même chose. Ce qu’il y a de saisissant dans ces différences d’écartement, c’est qu’elles sont faibles , Danglard, très faibles . Les espacements entre les perforations, latéraux ou d’avant arrière, bougent, mais de peu. Revoyez, Danglard. Quelles que soient les variantes, la longueur totale de la ligne des trois blessures ne dépasse jamais 16,9 cm. C’était le cas pour le meurtre de Lise Autan, dont je tiens pour acquis que le juge a utilisé son trident : 16,9 cm, avec un espace de 4,7 cm entre la première perforation et la seconde, et de 5 cm entre la seconde et la troisième. Regardez les autres victimes. La n° 4, Julien Soubise, tué au couteau : 5,4 cm et 4,8 cm d’espacement sur une longueur totale de ligne de 10,8 cm. La n° 8, Jeanne Lessard, au poinçon : 4,5 cm et 4,8 cm, longueur totale 16,2 cm. Les plus longues lignes sont obtenues avec les poinçons ou les tournevis, les plus courtes avec les couteaux, en raison de la finesse de la lame. Mais jamais la ligne ne dépasse 16,9 cm. Comment expliquez-vous cela, Danglard ? Que huit meurtriers différents, frappant chacun trois coups, n’excèdent jamais une ligne de 16,9 cm ? Depuis quand existe-t-il une borne mathématique, quand on frappe au ventre ?
Danglard fronça les sourcils, silencieux.
— Quant à l’autre variation des impacts, reprit Adamsberg, celle d’avant en arrière, elle est plus réduite encore : pas plus de 4 mm d’écart quand il s’agit d’un couteau, encore moins quand c’est un poinçon. Largeur maximale de la ligne de frappe : 0,9 cm. Pas plus, jamais plus. C’était l’épaisseur des perforations sur le corps de Lise. Comment expliquez-vous ces limites d’amplitude ? Par une règle ? Par un code des meurtriers ? Tous bourrés qui plus est, avec la main qui tremble ? Tous amnésiques ? Tous perdus ? Mais pas un qui aurait osé frapper sur plus de 16,9 cm de long et 0,9 cm de large ? Par quel miracle, Danglard ?
Danglard réfléchissait vite et se ralliait à la justesse des arguments du commissaire. Mais il ne discernait pas comment ces disparités de blessures pouvaient s’accommoder d’une seule arme.
— Vous visualisez un trident de laboureur ? demanda Adamsberg en traçant un rapide croquis. Voici le manche, voici la barre de traverse renforcée et, ici, les trois pointes. Le manche et la barre demeurent, mais les pointes changent. Vous comprenez, Danglard ? Les pointes changent . Mais, bien sûr, dans la limite de la dimension fixe de la barre de traverse : soit 16,9 cm de long sur 0,9 cm de large, pour l’outil qui nous occupe.
— Vous voulez dire que l’homme dessoude chaque fois les trois pointes et soude provisoirement sur la traverse d’autres lames, changeantes ?
— Vous y êtes, capitaine. Il ne peut pas changer d’outil. Il y est névrotiquement attaché et cette fidélité donne la preuve de sa pathologie. Il faut que l’outil demeure et c’est pour lui une condition absolue. Le manche et la traverse en sont l’âme, l’esprit. Mais par sécurité, le juge en modifie chaque fois les pointes, y fixant des lames de couteaux, de poinçons, d’opinels.
— Ce n’est pas si simple, de souder.
— Si, Danglard, c’est plutôt facile. Et même si la soudure n’est pas très solide, n’oubliez pas que l’outil ne sert qu’une fois. Pour pénétrer verticalement, et non pour labourer.
— Ce qui oblige le tueur, selon votre idée, à se procurer pour chaque meurtre quatre couteaux ou quatre poinçons similaires : trois pour en détacher les pointes et les fixer sur le trident, et un pour le glisser dans la main du bouc émissaire.
— Précisément et ce n’est pas une tâche complexe. C’est bien pourquoi, chaque fois, l’arme du crime est commune et surtout, elle est neuve . Un outil tout neuf dans la main d’un vagabond, vous trouvez cela logique ?
Danglard passa longuement la main sur son menton.
— Il n’a pas opéré de cette manière pour la jeune Lise, dit-il. Il a tué avec son trident puis enfoncé le poinçon dans chacune des blessures.
— C’est aussi le cas du n° 4, celui de l’autre adolescent inculpé, dans un village également. Sans doute le juge a-t-il pensé qu’une enquête sur l’origine d’une arme neuve en possession d’un tout jeune homme allait mener à l’impasse et faire découvrir la supercherie. Il a préféré choisir un vieux poinçon, plus long que les pointes de son trident, et déformer ainsi les impacts.
— Ça se tient, reconnut Danglard.
— Ça se tient aussi serré que les pièces d’une marqueterie. Le même homme, le même outil. Car j’ai vérifié, Danglard. Après le déménagement du juge, j’ai visité le manoir de fond en comble. Les outils étaient restés dans la grange, mais pas le trident. Il avait emporté le précieux instrument.
— Si les liens sont si manifestes, comment la vérité n’a-t-elle pas été éventée plus tôt ? Durant les quatorze années de votre chasse ?
— Pour quatre raisons, Danglard. D’abord, pardonnez-moi, parce que chacun a raisonné comme vous et s’en est tenu là : diversité des armes et des blessures et donc, pas de tueur unique. Ensuite, cloisonnement géographique des enquêteurs, défaut de liaisons interrégionales, vous connaissez le problème. Enfin parce que chaque fois, un coupable idéal était offert clefs en main. Ne négligez pas non plus le pouvoir du juge, qui le rendait pour ainsi dire intouchable.
— Oui, mais vous, après avoir constitué cette accusation, pourquoi ne vous êtes-vous pas fait entendre ?
Adamsberg eut un rapide et triste sourire.
— Par manque total de crédibilité. Chaque magistrat savait aussitôt mon implication personnelle dans l’affaire et jugeait mon accusation subjective et obsessionnelle. Chacun était convaincu que j’aurais produit n’importe quelle folie pour innocenter Raphaël. Pas vous, Danglard ? Et mon hypothèse s’affrontait au puissant juge. On ne m’a jamais laissé aller bien loin. « Admettez une fois pour toutes, Adamsberg, que votre frère a tué cette fille. Sa disparition le prouve. » Puis, menace d’un procès en diffamation.
— Blocage, résuma Danglard.
— Êtes-vous convaincu, capitaine ? Comprenez-vous que le juge avait déjà tué cinq fois avant de s’en prendre à Lise, puis deux fois après ? Huit meurtres espacés sur une période de trente-quatre années. C’est plus qu’un tueur en série, c’est le travail sec et méticuleux de toute une vie, dosé, programmé, réparti. J’ai repéré les cinq premiers crimes par des recherches en archives et j’ai pu en manquer. Pour les deux suivants, je suivais le juge à la trace et je guettais l’actualité. Fulgence savait que je n’avais pas désarmé et je le forçais à une échappée sans fin. Mais il me glissait entre les doigts. Et voyez, Danglard, ce n’est pas terminé. Fulgence ressort de sa tombe : il vient de tuer une neuvième fois à Schiltigheim. C’est sa main, je le sais. Trois coups en ligne. Je dois aller sur place vérifier les mesures mais vous verrez, Danglard, que la ligne des coups ne dépassera pas 16,7 cm. Le poinçon était neuf. Le prévenu est un sans-abri, alcoolique, et frappé d’amnésie. Tout y est.
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