— Reprenez, dit-il en avalant un doigt de genièvre. Le pouvoir du juge Fulgence. Fulgence, c’était son patronyme ?
— Oui. Honoré Guillaume Fulgence.
— Drôle de nom, Fulgence. De fulgur , la foudre, l’éclair. Cela lui allait comme un gant, je suppose.
— C’est ce que disait le curé, je crois. Chez moi, on ne croyait à rien, mais j’étais sans cesse fourré chez ce curé. D’abord il y avait du fromage de brebis et du miel, et c’est très bon quand on les mange ensemble. Ensuite il y avait des quantités de livres en cuir. La plupart religieux bien sûr, avec de grandes images illuminées, en rouge et en or. J’adorais ces images. J’en recopiais des dizaines. Il n’y avait rien d’autre à recopier au village.
— Enluminées.
— Pardon ?
— Les images religieuses : enluminées.
— Ah bon. J’ai toujours dit illuminées .
— Enluminées.
— D’accord, si vous voulez.
— Tout le monde était vieux, dans votre village ?
— C’est ce qu’il semble, quand on est môme.
— Mais pourquoi, quand on lui mettait la cigarette, le crapaud se mettait-il à aspirer ? Paf paf paf, jusqu’à ce qu’il explose ?
— Mais je n’en sais rien, Danglard ! dit Adamsberg en levant les bras.
Ce mouvement instinctif lui arracha un spasme de douleur. Il rabattit vivement son bras gauche et plaqua la main sur son pansement.
— C’est l’heure de votre analgésique, dit Danglard en consultant sa montre. Je vais vous chercher ça.
Adamsberg acquiesça, essuyant une suée au front. Ce sinistre crétin de Favre. Danglard disparut dans la cuisine avec son verre, fit pas mal de raffut avec les placards et les robinets, et revint avec de l’eau et deux cachets qu’il tendit à Adamsberg. Adamsberg les avala, notant au passage que le niveau du genièvre avait magiquement remonté.
— Où en étions-nous ? demanda-t-il.
— Aux enluminures du vieux curé.
— Oui. Il y avait d’autres livres aussi, beaucoup de poésie, des volumes illustrés. Je copiais, je dessinais, et j’en lisais des bouts. À dix-huit ans, je le faisais encore. Un soir, je lisais et griffonnais chez lui, sur sa grosse table en bois qui puait la graisse rance, quand la chose arriva. C’est pourquoi je me souviens encore mot pour mot de ce fragment de poème, comme une balle coincée dans ma tête qui n’est plus jamais ressortie. J’avais rangé le livre et puis j’étais parti me balader dans la montagne, vers dix heures du soir. J’avais grimpé jusqu’à la Conche de Sauzec.
— Je vois, coupa Danglard.
— Pardon. C’est une éminence qui domine le village. Et j’étais assis sur ce promontoire, me répétant à voix basse ces lignes que j’avais lues et que, comme d’habitude, je pensais oublier dès le lendemain.
— Dites voir.
— Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été, avait, en s’en allant, négligemment jeté cette faucille d’or dans le champ des étoiles .
— C’est du Hugo.
— Ah oui ? Et qui se pose cette question ?
— Une femme au sein nu, Ruth.
— Ruth ? J’ai toujours pensé que c’était moi qui me le demandais.
— Non, c’est Ruth. Hugo ne vous connaissait pas, rappelez-vous. C’est la fin d’un long poème, Booz endormi . Mais dites-moi juste une chose. Est-ce que cela leur fait la même chose, aux grenouilles ? Je veux dire, fumer, paf paf paf et explosion ? Ou seulement aux crapauds ?
Adamsberg lui jeta un regard las.
— Désolé, dit Danglard en avalant une gorgée.
— Je récitais cela et ça me plaisait bien. Je venais de faire ma première année comme enquêteur de base, agent de la paix dans la police de Tarbes. J’étais revenu au village pour deux semaines de congé. On était en août, l’air se refroidissait la nuit et j’ai repris la route de la maison. Je me lavais sans faire de bruit — on vivait à neuf dans deux pièces et demie — quand Raphaël a surgi comme un halluciné et du sang plein les mains.
— Raphaël ?
— Mon jeune frère. Il avait seize ans.
Danglard posa son verre, interdit.
— Votre frère ? Je croyais que vous n’aviez que cinq sœurs.
— J’avais un frère, Danglard. Un presque jumeau, comme les deux doigts de la main. Cela va faire près de trente ans que je l’ai perdu.
Stupéfait, Danglard garda un silence respectueux.
— Il rencontrait une fille, là-haut le soir, sur le dessus du château d’eau. Pas une petite amourette mais un véritable coup de foudre. Lise, cette jeune fille, voulait l’épouser dès leur majorité. Ce qui déclenchait la terreur de ma mère et la fureur de la famille de Lise, qui s’opposait à ce que leur cadette s’engage avec un cul-terreux comme Raphaël. C’était la fille du maire, vous comprenez.
Adamsberg resta un moment silencieux avant de pouvoir aborder la suite.
— Raphaël m’a agrippé le bras et il a dit : « Elle est morte, Jean-Baptiste, elle est morte, elle est tuée. » Je lui ai plaqué la main sur la bouche, je lui ai lavé les mains et je l’ai entraîné dehors. Il pleurait. Je l’ai questionné et questionné. Que s’est-il passé, Raphaël ? Raconte, nom de dieu. « Je ne sais pas, a-t-il répondu. J’étais là, à genoux sur le château d’eau, avec du sang et un poinçon, et elle, Jean-Baptiste, elle était morte, avec trois trous dans le ventre. » Je l’ai supplié de ne pas crier, de ne pas pleurer, je ne voulais pas que la famille entende. Je lui ai demandé d’où venait le poinçon, si c’était le sien. « Je n’en sais rien, il était dans ma main. »
« Mais avant, Raphaël, qu’as-tu fait, avant ? »
« Je m’en souviens pas, Jean-Baptiste, je te le jure. J’avais beaucoup bu avec les copains. »
« Pourquoi ? »
« Parce qu’elle était enceinte. J’étais affolé. Je ne lui voulais pas de mal. »
« Mais avant, Raphaël ? Entre les copains et le château d’eau ? »
« Je suis passé par les bois pour la rejoindre, comme d’habitude. Parce que j’avais peur ou parce que j’étais bourré, je courais et je me suis cogné dans le panneau, je suis tombé. »
« Quel panneau ? »
« Celui d’Emeriac, qui est de travers depuis la tempête. Ensuite, il y a eu le château d’eau. Trois trous rouges, Jean-Baptiste, et moi, moi j’avais le poinçon. »
« Mais entre les deux, tu ne te souviens de rien ? »
« De rien, Jean-Baptiste, de rien. Peut-être que ce coup à la tête m’a rendu fou, ou peut-être que je suis fou, ou peut-être que je suis un monstre. Je ne peux pas m’en souvenir quand… quand je l’ai frappée. »
J’ai demandé où était le poinçon. Il l’avait lâché là-haut, près de Lise. J’ai regardé le ciel et j’ai dit, coup de veine, il va pleuvoir. Puis j’ai ordonné à Raphaël de bien se laver, de se foutre au lit et d’affirmer, si qui que ce soit se pointait, qu’on avait joué aux cartes dans la petite cour, depuis dix heures un quart du soir. Joué à l’écarté depuis dix heures quinze, c’est bien clair, Raphaël ? Il avait gagné cinq fois et moi quatre.
— Faux alibi, commenta Danglard.
— Parfaitement, et vous êtes seul à le savoir. J’ai couru là-haut et Lise était bien là, comme Raphaël me l’avait décrite, assassinée de trois coups de lame au ventre. J’ai ramassé le poinçon, poissé de sang jusqu’à la garde et le manche couvert de traces de doigts. Je l’ai appuyé sur ma chemise, pour en avoir l’empreinte et la longueur, puis je l’ai fourré dans ma veste. Une petite pluie tombait, brouillant les traces de pas près du corps. J’ai été balancer le poinçon dans la laune de la Torque.
— Dans la ?
— La Torque, une rivière qui sillonnait les bois et qui formait de grands creux, des launes. J’ai jeté le poinçon par six mètres de fond, et balancé une vingtaine de pierres par-dessus. Aucun risque qu’il ne remonte avant un bout de temps.
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