— Qu’allez-vous faire ?
— Pour la religieuse ?
— Pour Diala et La Paille.
Adamsberg jeta à Danglard un regard flou.
— Ce sont les noms des deux victimes, expliqua Danglard. Diala Toundé et Didier Paillot, dit « La Paille ». On passe à la morgue ce soir ?
— Je suis en Normandie ce soir. Il y a un concert.
— Ah, dit Danglard en se levant pesamment. Vous cherchez l’aiguillage ?
— Je suis plus humble, capitaine. Je me contente de garder l’enfant pendant qu’elle joue.
— Commandant, je suis commandant à présent. Souvenez-vous, vous avez assisté à ma cérémonie de promotion. Quel concert ? demanda Danglard qui avait toujours très à cœur les intérêts de Camille.
— Quelque chose d’important, sûrement. Un orchestre britannique avec des instruments anciens.
— Le Leeds Baroque Ensemble ?
— Un nom comme cela, confirma Adamsberg, qui n’avait jamais pu apprendre un mot d’anglais. Ne me demandez pas ce qu’elle joue, je n’en sais rien.
Adamsberg se leva, attrapa sa veste mouillée qu’il cala sur son épaule.
— En mon absence, veillez sur le chat, sur Mortier, sur les morts et sur l’humeur du lieutenant Noël qui ne cesse de se dégrader. Je ne peux pas être au four et au moulin, j’ai mes devoirs.
— À présent que vous êtes un père responsable, bougonna Danglard.
— Si vous le dites, capitaine.
Adamsberg accueillait volontiers les reproches grondants de Danglard, qu’il estimait presque toujours justifiés. Le commandant élevait seul comme une mère oiseau ses cinq enfants, quand Adamsberg n’avait pas encore bien saisi que le nouveau-né était le sien. Encore avait-il mémorisé son nom, Thomas Adamsberg, dit Tom. Un bon point pour lui, jugeait Danglard, qui ne désespérait jamais complètement du commissaire.
Le temps de parcourir les cent trente-six kilomètres qui le menaient au village d’Haroncourt, dans l’Eure, les habits d’Adamsberg avaient séché dans la voiture. Il n’avait eu qu’à les défroisser du plat de la main pour les réendosser, avant de trouver un bar où attendre au chaud l’heure de son rendez-vous. Calé sur une banquette usée avec une bière, le commissaire examinait le groupe qui venait d’investir bruyamment la salle, l’arrachant à un demi-sommeil.
— Veux-tu que je te dise ? demanda un grand homme blond en repoussant sa casquette d’un coup de pouce.
Que l’autre le veuille ou non, pensa Adamsberg, il le dirait.
— Des trucs comme cela, veux-tu que je te dise ? répéta l’homme.
— Cela donne soif.
— Exactement, Robert, approuva son voisin en emplissant les six verres d’un geste ample.
Donc, le grand blond taillé comme une bûche s’appelait Robert. Et il avait soif. Le temps de l’apéritif commençait, têtes rentrées dans les épaules, bras fermés autour des verres, mentons offensifs. L’heure du rassemblement majestueux des hommes quand sonne l’angélus du village, l’heure des sentences et des hochements de tête, l’heure de la rhétorique rurale, auguste et dérisoire. Adamsberg la savait sur le bout des doigts. Il était né dans son refrain, avait grandi dans sa musique solennelle, il connaissait son rythme et ses thèmes, ses variations et contrepoints, il connaissait ses protagonistes. Robert venait de donner le premier coup d’archet, et chaque instrument se mettait aussitôt en place selon un ordre immuable.
— Et je vais te dire mieux, annonça l’homme à sa gauche. Cela ne donne pas seulement soif. Cela donne le tournis.
— Exactement.
Adamsberg tourna la tête pour mieux voir celui qui avait la charge humble mais nécessaire de ponctuer, comme par un coup de basse, chaque tournant de la conversation. Petit et maigre, c’était le plus faible d’entre eux. Comme de juste, et ici comme ailleurs.
— Celui qui a fait cela, énonça un grand voûté en bout de table, ce n’est pas un homme.
— C’est une bête.
— Pire qu’une bête.
— Exactement.
Introduction du thème. Adamsberg sortit son carnet, encore gondolé par l’humidité, et entreprit de dessiner les visages de chacun des acteurs. Têtes de Normands, à n’en pas douter. Il retrouvait en eux les traits de son ami Bertin, descendant du dieu Thor, maître du tonnerre, qui tenait un café sur la place de Paris. Tous maxillaires carrés et pommettes hautes, tous cheveux clairs et regards bleu pâle qui se dérobaient. C’était la première fois qu’Adamsberg mettait les pieds dans le pays des prairies trempées de la Normandie.
— Pour moi, reprit Robert, c’est un jeune. Un obsédé.
— Un obsédé, c’est pas forcément jeune.
Contrepoint, lancé par le plus vieux de tous, celui qui tenait le haut bout de la table. Les visages se tournèrent, passionnés, vers l’aïeul.
— Parce qu’un jeune obsédé, quand ça vieillit, cela donne un vieil obsédé.
— Ça se discute, grogna Robert.
Robert avait donc le rôle difficile, mais également indispensable, du contradicteur de l’aïeul.
— Ça ne se discute pas, répliqua le vieux. Mais ce qui est vrai, c’est que celui qui a fait cela, c’est un obsédé.
— Un sauvage.
— Exactement.
Reprise du thème et développement.
— Parce qu’il y a tuer et tuer, intervint le voisin de Robert, moins blond que les autres.
— Ça se discute, dit Robert.
— Ça se discute pas, trancha l’aïeul. Le gars qui a fait cela, il voulait tuer et rien d’autre. Deux coups de fusil dans le flanc et voilà tout. Il ne s’est même pas servi sur le corps. Tu sais comment j’appelle cela ?
— Un assassin.
— Exactement.
Adamsberg avait cessé de dessiner, attentif. Le vieux se tourna vers lui et lui jeta un regard coulé.
— Après tout, dit Robert, Brétilly, ce n’est pas tout à fait chez nous, c’est tout de même à trente bornes. Alors, pourquoi on en parle ?
— Parce que ça déshonore, Robert, voilà pourquoi.
— Pour moi, c’est pas un gars de Brétilly. C’est un coup de Parisien. Angelbert, c’est pas ton avis ?
L’aïeul qui dominait la tablée se nommait donc Angelbert.
— Il faut admettre que les Parisiens sont plus obsédés que les autres, dit-il.
— Avec leur vie.
Un silence s’établit autour de la table et quelques visages se tournèrent furtivement vers Adamsberg. Il est fatal, à l’heure du rassemblement des hommes, que l’intrus soit repéré, soupesé, puis rejeté ou accueilli. En Normandie comme ailleurs et peut-être pire qu’ailleurs.
— Pourquoi serais-je parisien ? demanda Adamsberg d’un ton calme.
L’aïeul fit un signe du menton vers le livre qui traînait sur la table du commissaire, près de son verre de bière.
— Le ticket, dit-il. Avec quoi vous marquez votre page. C’est un ticket de métro parisien. On sait reconnaître.
— Je ne suis pas parisien.
— Mais vous n’êtes pas d’Haroncourt.
— Des Pyrénées, dans la montagne.
Robert leva une main, puis la laissa retomber lourdement sur la table.
— Un Gascon, conclut-il comme si une chape de plomb venait de s’effondrer sur la table.
— Un Béarnais, précisa Adamsberg.
Début du jugement, et délibération.
— Ce n’est pas faute que les montagnards aient fait des ennuis, estima Hilaire, un vieux moins vieux mais chauve, qui tenait l’autre bout de la table.
— Quand ? demanda le plus brun.
— Ne cherche pas, Oswald, c’était dans le temps.
— Les Bretons aussi, pire peut-être. Ce ne sont tout de même pas les Béarnais qui veulent nous prendre le Mont-Saint-Michel.
— Non, reconnut Angelbert.
— C’est sûr, osa Robert en l’examinant, que vous n’avez pas la mine d’un gars descendu des drakkars. Ils sont descendus d’où, les Béarnais ?
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