— Il paraît que Veyrenc s’en va ?
— Oui, il part dans sa montagne. Il va réfléchir les pieds dans sa rivière et les cheveux au vent pour savoir s’il reviendra avec nous, oui ou non. Il n’est pas décidé.
Adamsberg lui tendit le papier froissé.
— J’ai reçu cela ce matin.
— Je ne comprends rien, dit Danglard en parcourant les lignes.
— C’est normal, c’est du polonais. Cela nous raconte que l’infirmière vient de mourir, capitaine. Un pur accident. Elle est passée sous les roues d’une voiture à Varsovie. Écrasée comme une crêpe par un chauffard qui a grillé le feu, incapable de distinguer la chaussée du trottoir. Et l’on sait qui l’a écrasée.
— Un Polonais.
— Oui. Mais pas n’importe quel Polonais.
— Un Polonais ivre.
— Sûrement. Mais encore ?
— Je ne vois pas.
— Un Polonais vieux. Un Polonais de quatre-vingt-douze ans. La tueuse de vieux a été écrasée par un vieux.
Danglard réfléchit un instant.
— Et cela vous amuse réellement ?
— Beaucoup, Danglard.
Veyrenc voyait Adamsberg secouer l’épaule du commandant, Lavoisier couver Retancourt, Romain rattraper son retard, Estalère courir avec des verres, Noël se vanter de sa transfusion. Tout cela ne le regardait pas. Il n’était pas venu ici pour s’intéresser aux gens. Il était venu pour en finir avec ses cheveux. Et il avait fini.
C’en est fini, soldat, ta tragédie s’achève,
Tu es libre d’aller t’adonner à tes rêves.
Quel obscur regret te retient en ces lieux,
Et pourquoi ne peux-tu les saluer d’un adieu ?
Oui, pourquoi ? Veyrenc tira sur sa cigarette et regarda Adamsberg quitter la Brigade, discret et aérien, portant dans chaque main les grands bois du cerf.
Ô dieux,
Ne vous irritez pas du charme qui me tente
Leur vaine humanité me désole et m’enchante
Adamsberg rentrait à pied par les rues noires. Il ne dirait pas un mot à Tom des atrocités d’Ariane, il n’était pas question que l’effroi pénètre si tôt dans la tête de l’enfant D’ailleurs, les bouquetins dissociés n’existent pas. Seuls les hommes ont l’art d’accomplir ce genre de calamité. Au lieu que les bouquetins, sous leurs longues cornes, savent faire pousser leur crâne hors de leur tête tout aussi bien que les cerfs. Ce que les hommes en revanche ne savent pas faire. On s’en tiendrait donc aux bouquetins.
C’est alors que le sage chamois, qui avait beaucoup lu, comprit son erreur. Mais le bouquetin roux ne sut jamais que le chamois l’avait pris pour un salopard. C’est alors que le bouquetin roux comprit son erreur, et admit que le bouquetin brun n’était pas un salopard. C’est bon, dit le bouquetin brun, donne-moi dix centimes.
Dans le petit jardin, Adamsberg posa les bois du cerf à terre pour chercher ses clefs. Lucio sortit aussitôt dans la nuit et le rejoignit sous le noisetier.
— Ça va, hombre ?
Lucio se glissa vers la haie sans attendre de réponse, revint avec deux bières et les décapsula. Sa radio grésillait dans sa poche.
— La femme ? demanda-t-il en tendant une bouteille au commissaire. Celle qui n’avait pas fini son boulot. Tu lui as donné sa potion ?
— Oui.
— Et elle l’a bue ?
— Oui.
— C’est bien.
Lucio avala quelques gorgées avant de désigner le sol de la pointe de sa canne.
— Qu’est-ce que tu transportes ?
— Un dix-cors de Normandie.
— C’est du vif ou c’est de la chute ?
— Du vif.
— C’est bien, approuva une seconde fois Lucio. Mais ne les sépare pas.
— Je sais.
— Tu sais autre chose aussi.
— Oui, Lucio. L’Ombre est partie. Morte, finie, disparue.
Le vieux demeura un moment sans rien dire, cognant le goulot de la petite bouteille contre ses dents. Il jeta un regard vers la maison d’Adamsberg, puis revint au commissaire.
— Comment ?
— Cherche.
— On dit que seul un vieillard aura sa peau.
— C’est ce qui s’est produit.
— Raconte.
— Ça s’est passé à Varsovie.
— Avant-hier à la tombée du soir ?
— Oui, pourquoi ?
— Raconte.
— C’est un vieillard polonais de quatre-vingt-douze ans. Il l’a écrasée, sous ses deux pneus avant.
Lucio réfléchit, roula le bord de la bouteille contre ses lèvres.
— Comme ça, dit-il en abattant son poing unique.
— Comme ça, confirma Adamsberg.
— Comme le tanneur avec ses poings.
Adamsberg sourit, et ramassa ses bois de cerf.
— Exactement, ponctua-t-il.
FIN
Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune .
Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune .
Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune .
Cf., du même auteur, Debout les morts .
Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune.
Cf., du même auteur, Pars vite et reviens tard .
Cf., du même auteur, L’Homme à l’envers .
Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune.