— Personne ne parle d’Oméga. Je croyais que tu avais lu mon livre.
— Chez certains dissociés, et tu l’as écrit, une faille peut s’ouvrir.
— Chez les imparfaits, seulement.
Adamsberg poussa l’interrogatoire jusqu’au milieu de la nuit. On avait étendu Romain dans la salle du distributeur et Estalère sur un lit de camp. Danglard et Veyrenc soutenaient le commissaire par le feu croisé de leurs questions. Ariane, fatiguée, demeurait Alpha, sans opposer de résistance à l’interminable séance, sans non plus nier ni comprendre quoi que ce soit d’Oméga.
À quatre heures quarante du matin, Veyrenc se leva en boitillant et revint avec quatre cafés.
— Je bois mon café avec une goutte de sirop d’orgeat, expliqua gentiment Ariane sans se tourner vers la table.
— On n’en a pas, dit Veyrenc. On ne peut pas faire de mélanges ici.
— Dommage.
— Je ne sais pas s’ils auront de l’orgeat en prison, dit Danglard dans un murmure. Leur café, c’est de la soupe pour les chiens, et leur bouffe, une saleté pour les rats. Ils nourrissent les détenus avec de la merde.
— Pourquoi diable me parlez-vous de prison ? demanda Ariane qui lui tournait le dos.
Adamsberg ferma les yeux, priant la troisième vierge de lui venir en aide. Mais à cette heure, la troisième vierge dormait dans un moderne hôtel d’Évreux, sous des draps bleus et propres, ignorant tout des difficultés de son sauveur. Veyrenc avala son café, et reposa sa tasse d’un geste découragé.
— Cessez là ce combat, Seigneur.
Par la force et la ruse vous menâtes cent batailles,
Et sous vos coups tombèrent remparts et murailles.
Mais ce mur qui se dresse et jamais ne se plie
Résistera toujours, il a pour nom folie.
— Je suis d’accord, Veyrenc, dit Adamsberg sans rouvrir les yeux. Emmenez-la. Elle, son mur, ses mixtures et sa haine, je ne veux plus la voir.
— Six pieds, nota Veyrenc. Je ne veux plus la voir. Pas si mal.
— À ce compte-là, Veyrenc, tous les flics seraient poètes.
— Si c’était vrai, dit Danglard.
Ariane referma son briquet d’un geste sec et Adamsberg rouvrit les yeux.
— Je dois passer chez moi, Jean-Baptiste. Je ne sais pas ce que tu fabriques ni pourquoi, mais j’ai assez de métier pour deviner. Une détention préventive, c’est bien cela ? Je vais donc passer prendre quelques affaires.
— On t’apportera ce dont tu as besoin.
— Non. Je vais les chercher moi-même. Je ne veux pas que tes agents mettent leurs pattes dans mes vêtements.
Pour la première fois, le regard d’Ariane, qu’Adamsberg ne voyait que de profil, devenait dur et anxieux. Elle aurait elle-même diagnostiqué qu’Oméga montait à l’assaut. Parce qu’Oméga avait quelque chose à faire, de vital.
— Ils t’accompagneront pendant que tu feras ta valise. Ils ne toucheront à rien.
— Je ne veux pas qu’ils soient là, je veux être seule. C’est privé, c’est intime. Tu peux comprendre cela. Si tu crains que je ne m’en aille, laisse dix connards devant la porte.
Dix connards. Oméga se rapprochait de la surface. Adamsberg guettait le profil d’Ariane, son sourcil, sa lèvre, son menton, et y suivait le frémissement de ses pensées nouvelles.
En prison, il n’y aurait pas d’orgeat, seulement du café pour les chiens. En prison, il n’y aurait plus de mélanges, ni violine ni grenaille, ni menthe ni marsala. Ni surtout la mixture sacrée. Or la mixture était presque achevée, il n’y manquait que le vif de la troisième vierge et le vin de l’année. Pour le vin, on pouvait s’arranger. Ce n’était jamais qu’un liant, et de l’eau ferait éventuellement l’affaire. Il manquait le troisième vif, bien sûr, et il n’était plus question d’éternité. Mais le mélange était presque à son terme et pouvait assurer quelque longévité. Combien ? Un siècle ? Deux ? Dix ? De quoi tenir en prison sans s’en faire et recommencer. Seulement, il manquait la mixture. Et c’est cette peur de ne jamais la boire qui la faisait serrer sa cigarette entre ses dents. Entre elle et son trésor durement conquis s’interposaient des cohortes de flics.
Et ce trésor constituait aussi l’unique preuve des meurtres. Ariane n’avouerait rien. La mixture, et la mixture seule, avec les cheveux de Pascaline et d’Élisabeth, les débris d’os de chat, d’homme, de cerf, démontrerait qu’Ariane avait suivi le ténébreux chemin du De reliquis. La récupérer était aussi décisif pour elle que pour le commissaire. Sans la médication, il n’avait guère moyen de soutenir l’accusation. Nuages accumulés par un pelleteux dérivant dans ses songes, dirait le juge, encouragé par Brézillon. Le Dr Lagarde était si célèbre que les fils réunis par Adamsberg ne pèseraient pas lourd.
— La mixture est donc bien chez toi, dit Adamsberg, sans quitter des yeux le visage tendu du médecin. Dans une planque certainement inaccessible aux gestes ordinaires d’Alpha. Tu la veux, je la veux. Mais c’est moi qui l’aurai. J’y mettrai le temps, je démonterai l’immeuble entier, mais je la trouverai.
— Comme tu veux, dit Ariane en soufflant la fumée, à nouveau indifférente et détendue. J’aimerais aller aux toilettes.
— Veyrenc, Mordent, accompagnez-la. Tenez-la ferme.
Ariane sortit du bureau, avançant lentement sur ses hautes chaussures, serrée par ses deux gardes du corps. Adamsberg la suivit des yeux, troublé par sa volte-face rapide, par le plaisir qu’elle semblait prendre à tirer sur sa cigarette. Tu souris, Ariane. Je te retire ton trésor et tu souris.
Je connais ce sourire. C’était le même, dans ce café du Havre, après avoir jeté ma bière. Le même, quand tu m’as convaincu de suivre l’infirmière. Le sourire du vainqueur face au futur perdant. Le sourire de tes triomphes. Je vais t’enlever ta foutue mixture et pourtant tu souris.
Adamsberg se leva d’un bond et tira Danglard par le bras.
Derrière le commissaire, Danglard courait sans comprendre, les jambes engourdies de sommeil, le suivant jusqu’à la porte des lavabos, gardée par Veyrenc et Mordent.
— Allez-y, commandant, ordonna Adamsberg. La porte !
— Mais on ne peut pas… commença Mordent.
— Enfoncez la porte, nom de Dieu ! Veyrenc !
Le battant des toilettes céda en trois coups sous les épaules de Veyrenc et du commissaire. Charge des bouquetins, eut le temps de penser Adamsberg avant de saisir le bras d’Ariane et de récupérer un gros flacon de verre brun qu’elle serrait dans sa main. La légiste hurla. Et avec ce long cri, féroce et déchirant, Adamsberg comprit ce que pouvait être la véritable nature d’un Oméga. Il ne devait plus jamais l’entrevoir par la suite. Ariane perdit conscience et, quand elle se réveilla cinq minutes plus tard en cellule, Alpha avait repris le dessus, paisible et sophistiquée.
— La mixture était dans son sac, dit Adamsberg en regardant fixement la petite bouteille. Elle a puisé de l’eau au lavabo pour faire le mélange, elle allait le boire.
Il éleva la main et fit tourner avec précaution le flacon sous la lumière de la lampe, examinant son contenu épais, et les hommes contemplaient la bouteille un peu comme on regarde la sainte ampoule.
— Elle est intelligente, dit Adamsberg. Mais il y a en elle un fin sourire d’Oméga, un sourire de victoire et de ruse qu’elle maîtrise mal. Et elle a souri, une fois certaine que je croyais la mixture chez elle. C’est donc que le flacon était ailleurs. Sur elle, évidemment.
— Pourquoi ne pas l’avoir pris dans son sac ? dit Mordent. C’était risqué, la porte des toilettes est solide.
Читать дальше