— Il peut ne pas être là, dit Veyrenc. Quelqu’un a pu le trouver trois jours après et l’empocher.
— On l’aurait su dans ce cas. Rappelez-vous que les flics cherchaient le nom du cinquième gars. Si on avait trouvé mon couteau, avec mes initiales, j’étais cuit. Mais ils n’ont jamais identifié ce cinquième gars, et moi, je me suis tu. Je ne pouvais rien prouver. Si mon histoire est vraie, le couteau est donc toujours là, depuis trente-quatre ans. Je n’aurais jamais abandonné volontairement mon couteau. Si je ne l’ai pas ramassé, c’est que je n’ai pas pu. Parce que j’étais attaché.
Veyrenc hésita, puis se leva et attrapa la pioche pendant qu’Adamsberg reculait à quelques mètres de lui. La surface de la terre était dure et le lieutenant creusa plus d’une heure au bas du noyer, passant régulièrement les doigts dans les mottes pour les émietter. Puis Adamsberg le vit lâcher la pioche, ramasser un objet, frotter la terre qui l’encrassait.
— Tu l’as ? demanda-t-il en se rapprochant. Tu lis quelque chose ?
— JBA, dit Veyrenc en achevant de nettoyer le manche avec son pouce.
Il tendit le couteau sans un mot à Adamsberg. Lame rouillée, manche déverni, creux des initiales comblés de terre noire, parfaitement lisibles. Adamsberg le fit tourner dans ses doigts, ce couteau, ce foutu couteau qui n’avait pas réussi à couper la corde, ce foutu couteau qui ne l’avait pas aidé à tirer ce gosse en sang des mains de Roland.
— Si cela te dit, il est à toi, dit Adamsberg en le tendant au lieutenant, prenant soin de le tenir par la lame. En son mâle principe de notre impuissance à tous deux, ce jour-là.
Veyrenc hocha la tête, et accepta.
— Tu me dois dix centimes, ajouta Adamsberg.
— Pourquoi ?
— C’est une tradition. Quand on offre un objet coupant à quelqu’un, il doit donner dix centimes en échange pour annuler le risque de blessure. Je m’en voudrais qu’il t’arrive malheur par ma faute. Tu gardes le couteau, je prends la pièce.
Dans le train du retour, un dernier souci agitait le visage de Veyrenc.
— Quand on est dissocié, dit-il sombrement, on ne sait pas ce qu’on fait, n’est-ce pas ? On gomme tout souvenir ?
— Oui, en principe, et d’après Ariane. On ne saura jamais si elle nous a joué la comédie pour ne rien avouer, ou si elle est une dissociée vraie. Et si cela existe totalement.
— Si cela existait, dit Veyrenc, en soulevant sa lèvre dans un faux sourire, est-ce que j’aurais pu tuer Fernand et Gros Georges sans le savoir ?
— Non, Veyrenc.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Parce que j’ai vérifié. J’ai votre emploi du temps archivé sur vos feuilles de route, aux brigades de Tarbes et de Nevers, où vous étiez à l’époque des meurtres. Le jour du meurtre de Fernand, vous accompagniez un détachement à Londres. Le jour du meurtre de Gros Georges, vous étiez aux arrêts.
— Ah bon ?
— Oui, pour insultes envers un supérieur. Que vous avait-il fait ?
— Comment s’appelait-il ?
— Pleyel. Pleyel, comme le piano, tout simplement.
— Oui, se rappela Veyrenc. C’était un type à la Devalon. On avait une affaire de crapulerie politique sur les bras. Au lieu de faire son boulot, il a suivi les ordres du gouvernement, biaisé le procès avec des faux documents, disculpé le gars. J’avais commis des vers inoffensifs à son encontre, qui ne lui ont pas plu.
— Vous vous en souvenez ?
— Non.
Adamsberg sortit son carnet et le feuilleta.
— Voilà, dit-il.
« La morgue des puissants dévaste la Justice,
Et fait un serviteur d’un chef de police.
La République est pâle et verse dans l’abîme,
Les tyrans qui la tuent ont les mains noires du crime. »
Résultat, quinze jours d’arrêt.
— Où les avez-vous retrouvés ? demanda Veyrenc en souriant.
— Ils étaient consignés au procès-verbal. Des vers qui vous sauvent aujourd’hui du meurtre de Gros Georges. Vous n’avez tué personne, Veyrenc.
Le lieutenant ferma rapidement les paupières et relâcha ses épaules.
— Vous ne m’avez pas donné les dix centimes, dit Adamsberg en tendant la main. J’ai beaucoup bossé pour vous. Vous m’avez donné du mal.
Veyrenc déposa une pièce cuivrée dans la main d’Adamsberg.
— Merci, dit Adamsberg en empochant la pièce. Quand laissez-vous Camille ?
Veyrenc détourna la tête.
— Bon, dit Adamsberg en se calant contre la fenêtre du train pour s’endormir aussitôt.
Danglard avait profité du retour anticipé de Retancourt sur terre pour décréter une pause sous l’égide de la troisième vierge, après avoir remonté des réserves de la cave. Dans la turbulence qui suivit, seul le chat demeurait placide, plié en deux sur l’avant-bras puissant de Retancourt.
Adamsberg traversa lentement la salle, se sentant aussi inapte que d’ordinaire à s’adapter aux gaîtés collectives. Il prit au passage le verre que lui tendait Estalère, sortit son portable et composa le numéro de Robert. La seconde tournée allait débuter au café d’Haroncourt.
— C’est le Béarnais, dit Robert à l’assemblée des hommes, en couvrant le téléphone de sa main. Il dit que ses ennuis de flic sont terminés et qu’il va boire un truc en pensant à nous.
Angelbert médita sa réponse.
— Dis-lui que c’est d’accord.
— Il dit qu’il a retrouvé deux os de saint Jérôme dans un appartement, dans une boîte à outils, ajouta Robert en bouchant à nouveau le téléphone. Et qu’il viendra les remettre dans le reliquaire du Mesnil. Parce que lui, il ne sait pas quoi en faire.
— Ben nous non plus, dit Oswald.
— Il dit qu’on doit prévenir le curé, quand même.
— Ça se tient, dit Hilaire. Ce n’est pas parce qu’Oswald n’en a rien à faire que ça n’intéresse pas le curé. Le curé, il a bien des ennuis de curé aussi, non ? Faut comprendre les choses.
— Dis-lui que c’est d’accord, trancha Angelbert. Quand vient-il ?
— Samedi.
Robert revint au téléphone, concentré, pour transmettre la réponse de l’ancêtre.
— Il dit qu’il a ramassé des galets de sa rivière et qu’il viendra nous les porter aussi, si on n’a rien contre.
— Ben qu’est-ce qu’il veut qu’on en foute ?
— J’ai l’impression que c’est un peu comme les bois du Grand Roussin. Des honneurs, quoi, donnant donnant.
Les visages indécis se tournèrent vers Angelbert.
— Si on refuse, dit Angelbert, il y aurait de l’offense.
— Évidemment, ponctua Achille.
— Dis-lui que c’est d’accord.
Adossé à un mur, Veyrenc regardait évoluer les agents de la Brigade auxquels s’étaient ce soir ajoutés le Dr Romain, également revenu sur terre, et le Dr Lavoisier, qui suivait le cas Retancourt à la trace. Adamsberg se déplaçait doucement d’un point à un autre, présent, absent, présent, absent, comme une lumière de phare intermittente. Les secousses encaissées au long de sa course derrière l’ombre d’Ariane laissaient encore quelques traînées sombres sur son visage. Il avait trempé trois heures dans l’eau du Gave à ramasser des galets, avant de rejoindre Veyrenc pour le départ du train.
Le commissaire tira un papier froissé de sa poche arrière et fit signe à Danglard de se rapprocher. Danglard connaissait cette pose et ce sourire. Il rejoignit Adamsberg, méfiant.
— Veyrenc dirait que le sort s’amuse à jouer des tours étranges. Vous savez que le sort est spécialiste en ironie et que c’est à cela qu’on le reconnaît ?
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