— Veyrenc. Louis Veyrenc.
— Veyrenc, répéta studieusement Adamsberg. Et d’où tenez-vous ces cheveux roux, Veyrenc ? Cela m’intrigue.
— Moi aussi, commissaire.
Le Nouveau avait tourné le visage, fermant rapidement les yeux. Le Nouveau avait souffert, lut Adamsberg. Il soufflait la fumée vers le plafond, cherchant à compléter sa réponse, ne s’y décidant pas. Dans cette pose figée, sa lèvre supérieure se soulevait à droite comme tirée par un fil, et cette torsion lui donnait un charme particulier. Cela et ses yeux bruns abattus en triangle, se relevant à leurs bords en une virgule de cils. Dangereuse offrande du divisionnaire Brézillon.
— Je ne suis pas forcé de répondre, dit finalement Veyrenc.
— Non.
Adamsberg, qui était venu trouver son nouvel adjoint sans autre but que de l’extirper de la proximité de Camille, sentait que la conversation grinçait, sans en déceler la cause. Et pourtant, songeait-il, elle n’était pas loin, à portée de pensée. Il laissa flotter son regard sur la rampe, le mur, puis sur les marches, une à une, en descente, en montée.
Il connaissait ce visage.
— Quel nom avez-vous dit ?
— Veyrenc.
— Veyrenc de Bilhc, corrigea Adamsberg. Louis Veyrenc de Bilhc, c’est votre nom complet.
— En effet, c’est dans le dossier.
— Où êtes-vous né ?
— À Arras.
— Par un simple hasard de voyage, je suppose. Vous n’êtes pas un homme du Nord.
— Peut-être pas.
— Sûrement pas. Vous êtes un Gascon, un Béarnais.
— C’est vrai.
— Bien sûr que c’est vrai. Un Béarnais natif de la vallée d’Ossau.
Le Nouveau cligna à nouveau des yeux, comme pour un infime moment de recul.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Quand on porte le nom d’un cru de vin, on risque de se faire repérer. Le cépage de Veyrenc de Bilhc pousse sur les coteaux de la vallée d’Ossau.
— Et c’est ennuyeux ?
— Peut-être. Les Gascons ne sont pas des types faciles. Mélancoliques, solitaires, doux à l’âme, durs à l’ouvrage, ironiques et obstinés. C’est un naturel qui a son intérêt, si on peut le supporter. J’en connais qui ne le peuvent pas.
— Vous, par exemple ? Vous avez un souci avec les Béarnais ?
— Évidemment. Réfléchissez, lieutenant.
Le Nouveau se recula un peu, comme l’animal prend ses distances pour examiner l’adversaire.
— Le Veyrenc de Bilhc est un cépage peu connu, dit-il.
— Et même inconnu.
— Sauf de quelques œnologues, ou de ceux de la vallée d’Ossau.
— Ou encore ?
— Ou de ceux de la vallée voisine.
— Par exemple ?
— Ceux de la vallée du Gave.
— Vous voyez que ce n’était pas sorcier. Vous ne savez plus reconnaître un Pyrénéen quand vous l’avez en face de vous ?
— Il ne fait pas très clair sur ce palier.
— Il n’y a pas de mal.
— C’est que je ne passe pas non plus mon temps à les rechercher.
— Que pensez-vous qu’il arrive quand un type de la vallée d’Ossau travaille dans les mêmes locaux qu’un type de la vallée du Gave ?
Les deux hommes prirent un temps de réflexion, fixant ensemble le mur opposé.
— Parfois, suggéra Adamsberg, on s’entend plus mal avec son voisin qu’avec son étranger.
— Il y a eu des frictions, dans le temps, entre les deux vallées, confirma le Nouveau, le regard toujours posé sur le mur.
— Oui. On pouvait s’entretuer pour un lopin de terre.
— Pour un brin d’herbe.
— Oui.
Le Nouveau se leva et tourna sur le palier, mains dans les poches. Discussion close, estima Adamsberg. On reprendrait cela plus tard et si possible autrement. Il se leva à son tour.
— Bouclez le placard et rejoignez la Brigade. Le lieutenant Retancourt vous attend pour partir à Clignancourt.
Adamsberg le salua d’un signe et descendit la volée de marches, assez contrarié. Assez pour avoir oublié son carnet de dessins sur la marche là-haut et devoir remonter les escaliers. Au palier du sixième étage, il entendit la voix élégante de Veyrenc s’élever dans la pénombre.
— Allons, Seigneur, à moi. À peine suis-je entré
Qu’un injuste courroux prépare ma déchéance.
Est-ce là votre clémence qui me fut tant vantée,
Et dois-je être châtié pour ma seule naissance ?
Adamsberg remonta les dernières marches sans bruit, stupéfait.
— Est-ce une faute, est-ce un crime, que d’avoir vu le jour
Non loin de vos vallées ? Est-ce donc un outrage
D’avoir posé mes yeux sur les mêmes nuages ?
Veyrenc était adossé au chambranle du cagibi, tête baissée, larmes rousses brillant dans ses cheveux.
— D’avoir couru enfant au long de vos montagnes,
Que les dieux comme à vous m’ont données pour compagnes ?
Adamsberg regarda son nouvel adjoint croiser les bras et se sourire brièvement à lui-même.
— Je vois, dit le commissaire d’une voix lente.
Le lieutenant se redressa, surpris.
— C’est dans mon dossier, dit-il en une étrange excuse.
— À quel titre ?
Veyrenc passa ses mains dans ses cheveux, embarrassé.
— Le commissaire de Bordeaux ne pouvait pas l’endurer. Ni celui de Tarbes. Ni celui de Nevers.
— Vous ne pouviez pas vous retenir ?
— Hélas je ne le puis, Seigneur, car tout m’y porte.
Le sang de mon ancêtre à ce péché m’exhorte.
— Vous faites cela comment ? En veille ? En sommeil ? En hypnose ?
— C’est de famille, dit Veyrenc un peu sèchement. Je n’y peux rien.
— Si c’est de famille, c’est différent.
Veyrenc tordit sa lèvre, écartant les mains en un geste fataliste.
— Je vous propose de rejoindre la Brigade avec moi, lieutenant. Ce cagibi ne vous vaut peut-être rien.
— C’est vrai, dit Veyrenc, le ventre subitement serré à l’évocation de Camille.
— Vous connaissez Retancourt ? C’est elle qui vous forme.
— Il y a eu du neuf, à Clignancourt ?
— Il y en aura, si l’on trouve un gravier sous une table. Elle vous en parlera sûrement, cela ne lui plaît pas.
— Pourquoi ne passez-vous pas l’affaire aux Stups ? demanda Veyrenc en descendant l’escalier aux côtés du commissaire, ses livres sous le bras.
Adamsberg baissa la tête sans répondre.
— Vous ne pouvez pas me le dire ? insista le lieutenant.
— Si. Mais je cherche comment le dire.
Veyrenc attendit, la main posée sur la rampe. Il avait trop entendu parler d’Adamsberg pour négliger ses étrangetés.
— Ces morts sont pour nous, dit finalement Adamsberg. Ils ont été pris dans un lacis, un filet, une toile. Dans une ombre, dans les plis d’une ombre.
Adamsberg posait son regard trouble sur un point précis du mur, semblant y chercher les mots qui lui manquaient pour vêtir son idée. Puis il renonça, et les deux hommes descendirent jusqu’à la porte de l’immeuble, où Adamsberg marqua un dernier arrêt.
— Avant que nous soyons dans la rue, dit-il, avant que nous ne devenions collègues, dites-moi d’où vous tenez ces cheveux roux.
— Je ne pense pas que l’histoire vous plaise.
— Peu de choses m’embêtent, lieutenant. Peu de choses me troublent. Certaines me choquent.
— C’est ce qu’on raconte.
— C’est vrai.
— J’ai subi une attaque quand j’étais enfant, dans le plant de vigne. J’avais huit ans, les types en avaient treize ou quinze. Une petite bande de cinq salopards. Les gars nous en voulaient.
— Nous ?
— Mon père était propriétaire du cru, son vin gagnait en renommée, cela avait fait de la concurrence. Ils m’ont collé au sol et m’ont tailladé la tête avec des morceaux de ferraille. Puis ils m’ont crevé l’estomac avec un tesson de verre.
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