— Un horsin, dit Lamarre, sortant de sa réserve.
Ce qui rappela à Adamsberg que le timide Lamarre était de Granville, Basse-Normandie donc.
— Emilio suppose que l’étranger a dû les choisir pour leur carrure : pour un coup de force, pour une manœuvre d’intimidation, pour une bagarre. En tout cas, l’affaire s’était bien terminée, car l’avant-veille des meurtres, ils sont venus boire un coup dans son bistrot. C’était la première fois qu’il les voyait ensemble. Il était presque deux heures du matin et Emilio voulait fermer. Mais il n’osait pas les brusquer, car les deux gars étaient très remontés, assez ivres et bourrés aux as.
— On n’a pas retrouvé d’argent, ni sur eux ni chez eux.
— Probable que l’assassin a dû le reprendre.
— Emilio a-t-il entendu quelque chose ?
— C’est-à-dire qu’il s’en foutait, il allait et venait pour ranger. Mais les deux hommes étant seuls, ils ne prenaient pas de précautions et bavardaient comme des pies saoules. Emilio a saisi que le boulot, très bien payé, n’avait duré que le temps de la soirée. Pas d’allusion à une bastonnade, rien de cet ordre. Cela s’était déroulé à Montrouge et le commanditaire les avait largués là-bas une fois le travail achevé. À Montrouge, Emilio en est sûr. Pour le reste, ils n’avaient pas beaucoup de conversation, à part l’idée fixe de casser la dalle. Ça les faisait rire. Emilio leur a fait deux sandwiches et ils se sont finalement barrés à trois heures du matin.
— Une livraison ou une réception de matériel lourd ? proposa Justin.
— Cela ne sent pas les stups, dit Adamsberg, obstiné.
La veille au soir en Normandie, il avait laissé défiler le énième message de Mortier sans décrocher. Il aurait pu opposer à Mortier la foi de la mère qui jurait que Diala ne touchait pas à la drogue. Mais pour le chef des Stups, le fait d’avoir une vieille maman noire constituait en soi une présomption de culpabilité. Adamsberg avait obtenu du divisionnaire un report avant la passation du dossier, qui s’achevait dans deux jours.
— Retancourt, reprit le commissaire, Emilio a-t-il remarqué quelque chose sur leurs mains, leurs vêtements ? De la terre, de la boue ?
— Je n’en sais rien.
— Appelez-le.
Danglard décréta la pause, Estalère bondit. Le brigadier nourrissait une passion pour ce qui n’intéressait personne, tel mémoriser les détails techniques propres à chacun. Il apporta vingt-huit gobelets en trois séries de plateaux, disposant devant chaque agent sa boisson personnalisée, café, chocolat, thé, long, court, avec ou sans lait, avec ou sans sucre, un morceau, deux morceaux, sans commettre une seule erreur dans sa distribution. Il savait ainsi que Retancourt buvait son café court et sans sucre, mais qu’elle aimait avoir une petite cuiller pour le tourner inutilement. Pour rien au monde il n’aurait oublié. On ne savait pas quel plaisir innocent le brigadier tirait de cet exercice, qui finissait par le transformer en un jeune page servant.
Retancourt revint avec son téléphone en main, et Estalère poussa vers elle son café sans sucre avec cuiller. Elle le remercia d’un sourire et le jeune homme se rassit, bienheureux, à ses côtés. De tous, Estalère semblait être le seul à n’avoir pas très bien compris qu’il travaillait dans une Brigade criminelle, et il paraissait évoluer dans cette troupe avec le bien-être de l’adolescent niché dans sa bande. Pour un peu, il eût dormi là.
— Ils avaient les mains sales et terreuses, dit Retancourt. Les chaussures aussi. Après leur départ, Emilio a balayé la boue séchée et les graviers qu’ils avaient laissés sous la table.
— Quelle est l’idée ? demanda Mordent, tirant sa tête hors de son dos voûté, évoquant un grand héron gris et ventru venu se poser sur le bord de la table. Ils ont bossé dans un jardin ?
— Dans de la terre en tous les cas.
— On prospecte dans les squares et terrains vagues de Montrouge ?
— Qu’est-ce qu’ils auraient fabriqué dans un square ? Avec du matériel lourd ?
— Cherchez, dit Adamsberg, lâchant prise et se désintéressant brusquement du colloque.
— Transport de coffre ? suggéra Mercadet.
— Qu’est-ce que tu veux foutre d’un coffre dans un jardin ?
— Eh bien trouve quelque chose d’autre qui soit lourd, répliqua Justin. Assez lourd pour nécessiter qu’on recrute deux gros bras pas trop regardants sur la nature de la besogne.
— Besogne assez délicate pour qu’on leur cloue le bec après, précisa Noël.
— Creuser un trou, enterrer un corps, proposa Kernorkian.
— Cela se fait tout seul, répliqua Mordent, pas avec deux inconnus.
— Un corps lourd, dit gentiment Lamarre. En bronze, en pierre, par exemple une statue.
— Et pourquoi veux-tu inhumer une statue, Lamarre ?
— Je n’ai pas dit que je voulais l’inhumer.
— Tu en fais quoi, de ta statue ?
— Je la vole dans un lieu public, énonça Lamarre en réfléchissant, je la transporte, et je la vends. Trafic d’œuvres d’art. Tu sais combien ça vaut, une statue de la façade de Notre-Dame ?
— Ce sont des fausses, intervint Danglard. Choisis Chartres.
— Tu sais combien ça vaut, une statue de la cathédrale de Chartres ?
— Non, combien ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Des mille et des cents.
Adamsberg n’entendait plus que des fragments discontinus, jardin, statue, mille et cent. La main de Danglard appuya sur son bras.
— On va reprendre le fil par l’autre bout, dit-il en avalant une gorgée de café. Retancourt retourne voir Emilio. Elle emmène Estalère parce qu’il a de bons yeux, et le Nouveau parce qu’il doit se former.
— Le Nouveau est au cagibi.
— Nous allons l’en sortir.
— Il a déjà onze ans de police, non ? dit Noël. Il n’a pas besoin qu’on l’éduque comme un gosse.
— Le former à vous tous, Noël, ce n’est pas la même chose.
— Que cherche-t-on chez Emilio ? demanda Retancourt.
— Les restes des graviers qu’ils ont laissés au sol.
— Commissaire, cela fait treize jours que les deux hommes sont venus dans ce café.
— Le sol est en carrelage ?
— Oui, noir et blanc.
— Évidemment, dit Noël en se marrant.
— Vous avez déjà essayé de balayer du gravier ? Sans qu’un seul grain ne s’échappe, ne se sauve ? Le bistrot d’Emilio n’est pas un palace. Avec de la chance, un gravier se sera faufilé dans un angle et y sera resté, tapi, et nous attendant.
— Si je suis bien la consigne, reprit Retancourt, on part chercher un petit caillou ?
Parfois, l’ancienne hostilité de Retancourt envers Adamsberg revenait affleurer en surface de leurs relations, bien que leur contentieux se soit résolu au Québec dans un exceptionnel corps à corps, qui avait fait fusionner le lieutenant et son commissaire pour la vie [3] Cf., du même auteur, Sous les vents de Neptune .
. Mais Retancourt, rangée du côté des positivistes, estimait que les directives estompées d’Adamsberg obligeaient les membres de sa brigade à opérer trop souvent à l’aveuglette. Elle reprochait au commissaire de maltraiter l’intelligence de ses adjoints, de ne jamais faire pour eux l’effort d’un éclaircissement, l’effort de jeter un pont pour les guider par-delà ses marécages. Pour la simple raison, elle le savait, qu’il n’en était pas capable. Le commissaire lui sourit.
— C’est cela, lieutenant. Un petit caillou patient et blanc dans la forêt profonde. Qui nous mènera droit au terrain des opérations, aussi aisément que ceux du Petit Poucet à la maison de l’Ogre.
— Ce n’est pas tout à fait cela, rectifia Mordent, spécialiste des contes et légendes et si possible des récits d’épouvante. Les petits cailloux servaient à retrouver la maison des parents, pas celle de l’Ogre.
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