— Qui a rangé les derniers échantillons dans le camion ce matin ? demanda Adamsberg.
Il vidait mécaniquement le fond d’une bouteille dans son verre, qui s’emplit d’un liquide ocre et opaque.
— C’est du cidre de chez moi, lui expliqua Froissy. Il ne tient qu’une heure après l’ouverture mais il est excellent. J’ai pensé que cela nous égayerait.
— Merci, dit Adamsberg en avalant le liquide râpeux.
Car, outre le souci de nourrir, Froissy avait celui de maintenir l’humeur générale à un niveau au moins cordial, ce qui était ardu au sein d’une équipe de recherche criminelle chroniquement privée de sommeil.
— Moi et Froissy, répondit Voisenet.
— Il faudrait récupérer le crottin de cheval. Je voudrais le voir.
— Le crottin est parti hier au labo.
— Pas celui-là, Voisenet. Celui qui a été prélevé ce matin dans la fourgonnette d’Émile.
— Ah, dit Estalère, l’autre, le crottin d’Émile.
— Ce sera facile, dit Voisenet en se levant, il est classé dans les échantillons prioritaires.
— On place une surveillance à la maison de retraite de la mère ? demanda Kernorkian.
— Pour la forme. Le premier des abrutis saurait que la maison est surveillée.
— C’est un abruti, dit Mordent, qui continuait à nettoyer son assiette.
— Non, dit Adamsberg. C’est un nostalgique. Et la nostalgie produit des quantités d’idées.
Adamsberg hésita. Il existait un moyen quasi certain de récupérer Émile, à la ferme où vivait Cupidon. Il suffisait d’y poster deux hommes et on le cueillerait dans la semaine, ou la suivante. Il était le seul à connaître l’existence de Cupidon, de la ferme, à savoir son emplacement approximatif et le nom des propriétaires, miraculeusement conservé par sa mémoire. Les cousins Gérault, trois quarts laitier, un quart viande. Il ouvrit les lèvres puis se tut, cerné d’incertitudes. Savoir s’il pensait Émile innocent, savoir s’il voulait se venger de Mordent, savoir si, depuis deux heures ou depuis Londres, il basculait franchement de l’autre côté de la barrière, avec le flux des migrants qui voulait passer la muraille, épaulant les malfrats, repoussant la pression des forces de l’ordre. Les questions passèrent en vitesse dans sa tête comme un vol d’étourneaux sans qu’il tente de répondre à une seule. Pendant que tous se levaient, nourris et informés, Adamsberg recula et fit signe au lieutenant Noël. Si quelqu’un savait, c’était lui.
— Mordent, qu’est-ce qu’il a ?
— Des emmerdes.
— Je m’en doute. Quelle sorte d’emmerdes ?
— Je n’ai pas à vous le dire.
— Vital pour l’enquête, Noël. Vous avez vu vous-même. Allez-y.
— Sa fille — sa fille unique, le soleil de ses jours, un laideron si vous voulez mon avis — s’est fait serrer il y a deux mois en compagnie de six branleurs camés jusqu’au cervelet dans le squat de La Vrille, un des gourbis les plus puants du périphérique sud pour les gosses de bourgeois dégringolés dans la dope.
— Ensuite ?
— Six branleurs dont son petit ami, un sac d’os crasseux, mauvais comme du pain noir. Bones, c’est son nom de bande. Il a douze ans de plus qu’elle, beaucoup de pratique dans les agressions de vieux, un merdeux plutôt beau gars et haut placé dans le trafic de la colombienne. La fille avait fugué du domicile — en laissant un mot — et notre bon vieux Mordent se bouffe les couilles.
— Comment vont-elles, au fait ?
— Il a appelé son médecin, il dit qu’on saura après-demain. À souhaiter qu’il les récupère, ce qui n’est pas donné avec le bastonneur. Non pas que Mordent s’en serve beaucoup, sa femme s’envoie le professeur de musique et l’humilie comme un ver sur le fumier.
— Pourquoi ne m’a-t-il rien dit quand sa fille est partie ?
— Le vieux conteur est comme ça. Il nous charme en nous racontant des histoires mais il garde le foutu réel pour lui. Souvenez-vous qu’à ce moment, on était en plein coup de feu avec ces tombes ouvertes. Et, prenez-le comme vous voulez, on hésite à vous faire des confidences.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’on n’est pas certain que vous écoutez. Et si vous écoutez, on suppose que vous oublierez. Alors à quoi bon ? Mordent ne cherche pas à décrocher les nuages. Et vous, vous êtes assis dessus.
— Je sais ce qui se dit. Mais moi, je pense que je suis sur terre.
— Alors on n’est pas sur la même.
— C’est très possible, Noël. Et donc ? La fille ?
— Elle s’appelle Élaine. Mordent a débarqué dans le squat à l’appel des flics de Bicêtre et c’était l’enfer là-dedans, vous connaissez le spectacle. Il y avait même des jeunots qui bouffaient des pâtées pour chien. C’est l’un d’eux qui a paniqué et sonné les flics, parce qu’un gars faisait une over. Remarquez, il paraît que c’est pas mauvais les boîtes pour chien, ce n’est jamais que du ragoût. La gosse de Mordent était raide sonnée, ils ont saisi assez de blanche là-dedans pour une inculpation de deal. La tuile, c’est qu’il y avait des armes, deux flingues et des couteaux à cran. L’un des flingues a servi à abattre Stubby Down, le chef du quartier nord, il y a neuf mois. Or des témoins ont dit que les assaillants étaient deux, dont une fille aux cheveux bruns lui pendant jusqu’au cul.
— Merde.
— Au final, ils ont collé trois jeunes en préventive, dont Élaine Mordent.
— Où est-elle ?
— À Fresnes, sous méthadone. Elle risque deux à quatre ans ferme, bien plus si elle a participé au coup Stubby Down. Mordent dit que, quand elle sortira de là, elle sera terminée. Danglard essaie de le remonter en l’arrosant de vin blanc comme une plante, mais ça a les pires effets sur lui. Dès qu’il peut s’échapper, il passe sa vie là-bas, à Fresnes, dedans ou dehors, à regarder les murs. Alors forcément.
Noël se retourna et désigna le pavillon d’un coup de menton, les mains serrées sur sa ceinture.
— Avec cette pataugière en plus, il y a de quoi perdre le nord. Faudrait peut-être que Danglard vienne relayer, à présent qu’on a tout démonté. Voisenet vous cherche, il a retrouvé le crottin d’Émile, comme dit ce pauvre crétin d’Estalère.
Voisenet avait posé l’échantillon sur la table blanche du jardin, il passa des gants à Adamsberg. Le commissaire ouvrit le sachet et en respira le contenu.
— On a étiqueté « crottin de cheval » mais c’est peut-être autre chose.
— Non, c’en est, dit Adamsberg en faisant glisser une petite plaque brune dans sa main. Il n’est pas comme celui du pavillon. Il n’est pas en boulette.
— Les boulettes, c’est parce que le crottin avait été moulé dans les crampons des bottes. Avec tout le sang sur les tapis, ça s’est détaché.
— De toute façon, Voisenet, ce n’est pas le même cheval. Je veux dire : ce n’est pas le même crottin, donc ce n’est pas le même cheval.
— Il a peut-être deux chevaux, hasarda Justin.
— Je veux dire : ce n’est pas le même élevage de chevaux. Donc pas les mêmes chaussures. Je crois.
Adamsberg releva une mèche qui tombait sur son front. C’était irritant qu’on en revienne toujours à des histoires de chaussures. Son portable sonnait. Retancourt. Il jeta rapidement l’échantillon sur la table.
— Commissaire, c’est naze. Émile m’a lâchée sur le parking de l’hôpital de Garches, deux ambulances interposées entre nous. Je suis navrée. Les motorisés sont là, ils n’arrivent pas à le localiser.
— Ne vous faites pas de mouron, lieutenant. Vous êtes partie avec un handicap.
— Merde, continua Retancourt, deux handicaps. Il connaît le coin comme sa poche, il filait de jardins en ruelles comme s’il les avait fabriqués lui-même. Il doit se planquer dans une haie quelconque. Ce sera dur de l’extirper, sauf qu’il aura bientôt faim. Je stoppe là, parce que je pense que le gars m’a pété une côte au départ.
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