— Vous n'y êtes pour rien, madame, vous avez ma parole. La meilleure preuve est que la lettre est arrivée le lundi, le mardi au plus tard. Et que Mme Gauthier est décédée le mardi soir. Et qu'elle n'a reçu aucun courrier, aucune visite, ni aucun appel entre-temps.
Pendant que Marie-France, très soulagée, respirait un bon coup, Adamsberg jeta un coup d'œil à Danglard : on lui ment . On ne dit rien du visiteur du lundi et du mardi. On lui ment, on ne va pas lui gâcher la vie.
— Alors elle est bien morte de sa belle mort ?
— Non, madame, hésita Adamsberg. Elle s'est suicidée.
Marie-France poussa un cri et Adamsberg lui posa sur l'épaule une main cette fois réconfortante.
— Nous pensons que cette lettre, qu'on croyait disparue, contenait les derniers mots qu'elle souhaitait dire à un ami cher. Vous n'avez donc rien à vous reprocher, bien au contraire.
Adamsberg n'attendit pas que Marie-France fût sortie de la brigade — dûment raccompagnée par Danglard — pour appeler le commissaire du 15 e.
— Bourlin ? J'ai ton gars. Le destinataire de la lettre d'Alice Gauthier. Amédée quelque chose, dans les Yvelines, ne t'inquiète pas, j'ai l'adresse complète.
Non, décidément, il n'avait aucune mémoire des mots. Marie-France le dépassait sur ce point de cent coudées.
— Et comment as-tu fait cela ? demanda Bourlin en s'animant.
— Je n'ai rien fait. La femme anonyme qui a soutenu Alice Gauthier lors de sa chute a ramassé ses affaires et fourré la lettre dans sa poche sans s'en apercevoir. Le mieux, c'est qu'après avoir longuement réfléchi — sept fois, je t'épargne les détails —, elle l'a postée. Et l'encore mieux, c'est qu'elle avait mémorisé l'adresse complète du destinataire. Elle me l'a débitée sans hésiter, comme tu me réciterais la fable du Corbeau et du Renard .
— Et pourquoi je te réciterais Le Corbeau et le Renard ?
— Tu ne la sais pas ?
— Non. À part « Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois ». Incompréhensible. Finalement, c'est ce qu'on ne comprend pas dont on se souvient le mieux.
— Laissons tomber ce corbeau, Bourlin.
— C'est toi qui l'as mis sur le tapis.
— Désolé.
— Passe-moi l'adresse du gars.
— Je te la lis : Amédée Masfauré, et je ne sais pas comment cela se prononce. M A S F A U R É.
— Amédée. Comme le « Dédé » qu'a entendu le voisin. Il est donc venu dès réception de la lettre. Continue.
— Le Haras de la Madeleine, Route de la Bigarde, 78 491, Sombrevert. Ça te va ?
— Ça me va, sauf que je dois classer ce soir. Le juge s'est énervé sur ce cyrillique, je n'ai gagné qu'un jour. Donc je saute dans ma voiture et je vais voir cet Amédée maintenant.
— Je peux t'accompagner incognito avec Danglard ?
— C'est à cause du signe ?
— Oui.
— OK, dit Bourlin après un court silence. Je sais ce que c'est que d'avoir commencé un casse-tête et de ne plus pouvoir le lâcher. Une chose : pourquoi cette femme est-elle venue te voir, toi, au lieu de se pointer à mon commissariat ?
— Affaire de magnétisme, Bourlin.
— En vérité ?
— En vérité, elle passe devant la brigade tous les jours. Elle est entrée.
— Et pourquoi tu ne me l'as pas adressée aussitôt ?
— Parce qu'elle était tombée sous le charme de Danglard.
Le commissaire Bourlin avait roulé vite, il attendait ses collègues depuis quinze minutes en piétinant devant le haut portail en bois qui barrait l'entrée du Haras de la Madeleine. Contrairement à Adamsberg, qui ignorait tout des symptômes de l'impatience, Bourlin était un impétueux qui devançait sans cesse le temps.
— Qu'est-ce que tu foutais, nom de Dieu ?
— On a dû s'arrêter deux fois, expliqua Danglard. Le commissaire pour un arc-en-ciel presque complet et moi pour une étonnante grange templière.
Mais Bourlin n'écoutait plus, accroché à la sonnette de la propriété.
— Carpe horam, carpe diem , murmura Danglard, resté deux pas en arrière. « Saisis l'heure, saisis l'instant. » Un vieux conseil d'Horace.
— C'est grand ici, commenta Adamsberg, observant le domaine à travers la haie, chétive en avril. Le haras est tout là-bas à droite, je suppose, dans ces baraques en bois. Il y a de l'argent. Maison prétentieuse au bout de son allée de graviers. Qu'en pensez-vous, Danglard ?
— Qu'elle a remplacé un ancien château. Les deux pavillons qui flanquent le chemin d'accès sont du XVII e siècle. Forcément des corps de logis, qui dépendaient d'un édifice bien plus impressionnant. Rasé à la Révolution, peut-être. Sauf la tour qui a survécu, là-bas, dans les bois. Vous la voyez dépasser ? Sûrement une tour de guet, beaucoup plus ancienne. Si on allait la voir, on repérerait peut-être des bases du XIII e siècle.
— Mais on ne va pas aller la voir, Danglard.
Une femme leur ouvrit le portail, après de multiples manipulations de lourdes chaînes en fer. La cinquantaine passée, petite et maigre, nota Adamsberg, mais avec un visage replet et de bonnes joues rondes qui ne concordaient pas avec son corps. Des pommettes joviales sur un corps aigu.
— M. Amédée Masfauré ? demanda Bourlin.
— Il est au haras, faudra repasser après 18 heures. Et si c'est pour le contrôle des termites, ça a déjà été fait.
— Police, madame, dit Bourlin en sortant sa carte.
— Police ? Mais on leur a déjà tout dit ! C'est pas assez de souffrance comme ça ? Vous n'allez pas recommencer tout le cirque, si ?
Bourlin échangea un regard d'incompréhension avec Adamsberg. Qu'est-ce que la police était déjà venue foutre ici ? Avant lui ?
— Quand la police est-elle venue ici, madame ?
— Mais il y a déjà presque une semaine ! Vous ne vous coordonnez pas chez vous ? Jeudi matin, les gendarmes étaient là un quart d'heure après. Et encore le lendemain. Ils ont interrogé tout le monde, on y est tous passés. Ça ne vous suffit pas ?
— Après quoi, madame ?
— Non, décidément, vous ne vous coordonnez pas, dit la petite femme en secouant la tête d'un air plus dépité qu'énervé. De toute façon, ils ont dit qu'ils en avaient fini, et ils nous ont rendu le corps. Des jours, ils l'ont gardé. Peut-être même ils l'ont ouvert, et personne n'a eu son mot à dire.
— Le corps de qui, madame ?
— Du patron, scanda-t-elle en détachant bien les mots, comme s'adressant à une bande de cancres. Il s'est tué, le malheureux homme.
Adamsberg s'était un peu éloigné du groupe et marchait en cercle, les mains dans le dos, projetant des petits graviers devant lui. Attention, se rappela-t-il, à force de tourner en rond, on s'enfonce dans le sol comme une vis. Un autre suicidé bon sang, le lendemain même de la mort d'Alice Gauthier. Adamsberg écoutait la conversation difficile qui opposait la maigre femme et le gros commissaire. Henri Masfauré, le père d'Amédée. Il s'était tué le mercredi soir d'un coup de fusil, mais son fils ne l'avait découvert que le lendemain matin. Bourlin s'obstinait, présentait ses condoléances, il était navré, mais il était là pour une tout autre affaire, rien de grave rassurez-vous. Quelle affaire ? Une lettre de Mme Gauthier reçue par Amédée Masfauré. C'est-à-dire que cette femme était décédée, il devait connaître ses dernières volontés.
— On connaît pas de Mme Gauthier.
Adamsberg tira Bourlin de trois pas en arrière.
— J'aimerais jeter un œil à la pièce où le père s'est tué.
— C'est cet Amédée que je veux voir, Adamsberg. Pas une pièce vide.
— Les deux, Bourlin. Et contacte les gendarmes pour savoir ce qu'il en est de ce suicide. Quelle gendarmerie, Danglard ?
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