Adolf fit signe qu’il souhaitait manger. Le bonhomme lui demanda s’il était allemand.
— Autrichien, rectifia le garçon, et je m’en flatte.
Du coup, le maître des lieux sortit ses connaissances germaniques. Son client commanda un potage à la graisse d’oie suivi de côtelettes de porc au gratin. À cause de la moto qu’il pilotait, il ne but pas d’alcool mais un jus de fruit.
Les touristes étrangers devaient être rarissimes dans ce pays perdu, aussi le tenancier faisait-il grand cas du sien. Quand il lui eut servi la viande, il engagea la conversation interrogeant le jeune homme sur l’objet de son voyage et ses occupations. Adolf se déclara élève en architecture et expliqua qu’il faisait un périples d’études ; cela parut flatter l’hôtelier.
Après son repas, Hitler eut droit à un verre de vodka obligatoire, « offert par la maison ». C’est au moment de porter un toast que lui vint une idée.
— Jadis, fît-il, mon père a rencontré un religieux qui habitait cette région : Frantz Morawsky. Sauriez-vous s’il vit toujours ?
Le gargotier barbu ôta son bonnet de laine pour aérer une calvitie blafarde. Il se gratta longuement le crâne, comme si cet exercice devait stimuler sa mémoire.
— Je me souviens d’un prêtre dont j’ai toujours ignoré le nom ; il vivait dans la forêt : un type plus ridé que l’accordéon là-bas sur l’estrade ; mais je ne l’ai plus revu depuis mille ans !
— Vous sauriez me préciser l’endroit où il demeurait ?
— Fichtre non ; et ça ne devait pas être la porte d’à côté.
— Il vivait seul ?
— Oui, c’était un genre d’ermite.
— Dans ces Carpates, il ne devait pas être facilement repérable.
L’aubergiste rit en plissant les yeux.
— Vous pensez ça parce que vous venez de la ville. Il existe un moyen facile pour détecter les habitants de la forêt.
— Lequel ?
— La fumée, cher monsieur. L’homme a besoin de feu pour se chauffer et se nourrir. Ça forme des colonnes blanches au-dessus des arbres.
Hitler réprima un élan d’allégresse. La chose allait de soi : on ne dissimule pas le feu, quand bien même on parvient à en cacher les flammes !
65
Il décida de faire du dancing-restaurant son port d’attache. Plusieurs jours durant, il arpenta la région, roulant à faible allure sur les petites routes de montagne, jumelles autour du cou, semblable à quelque officier de liaison d’une guerre démodée. Il sondait les étendues boisées, captant à pleins yeux cette mer végétale changeante, bruissante, mystérieuse. Quand il découvrait des volutes au loin, il se précipitait, abandonnait son side-car au plus près du foyer aperçu. Il s’agissait généralement d’un feu de camp allumé par des jeunes gens ou des paysans venus choisir des arbres destinés à la construction. Malgré ses déceptions répétées, il gardait confiance.
Le soir, il rentrait au dancing. D’ordinaire, le restaurateur n’assurait pas le gîte, mais il avait pris Adolf en sympathie et lui laissait l’usage d’une chambre au confort limité qui donnait au jeune explorateur l’impression d’accomplir quelque stage militaire.
Son dîner se trouvait bercé par le rudimentaire orchestre. Les pensionnaires du sanatorium composaient la base de la clientèle : des gens désorientés par la maladie et par le temps improductif passé dans ces montagnes perdues. Des flirts s’ébauchaient aux sons de vieux succès français et de mazurkas intemporelles. Ce spectacle dégageait une mélancolie fin de siècle pareille à celle que l’on ressent à bord des bateaux de croisière. Hitler ne supportait pas longtemps cette ambiance fellinienne. Il lampait quelques solides rasades de vodka et gagnait sa chambre où la musique du bas retentissait pendant des heures encore.
Le matin du troisième jour, il s’éveilla plus tardivement que d’ordinaire. Le maître des lieux houspillait une femme dont l’Autrichien n’avait pu déterminer s’il s’agissait de son épouse ou de sa servante. Il la criblait de gifles et de coups de genou dans le ventre. La malheureuse subissait ces voies de fait sans crier. Parfois, un horion plus fort que les autres lui arrachait une plainte qui stimulait la rage du violent.
Comme sa brutalité paraissait s’accroître, Adolf jugea opportun d’intervenir avec des paroles conciliatrices mais, emporté par la colère, le gargotier lui flanqua son poing dans la figure et le fît saigner du nez.
Une rage noire saisit alors Hitler. S’emparant d’un tabouret, il l’abattit sur le ridicule bonnet de son hôte. Estourbi, l’homme fléchit les jambes et tomba à genoux.
Calmé, Adolf sortit son argent, compta bonne mesure pour ses trois jours de pension et quitta la singulière auberge.
Il fit chauffer son engin et, pendant ce temps, examina la topographie de la région afin de définir la zone restant à prospecter. Il décida de visiter la partie sud proche de la frontière tchécoslovaque. Il sondait le ciel au-dessus des frondaisons pour y guetter une éventuelle fumée. Un soubresaut de la machine l’obligea d’abaisser le regard. Il vit ses mains trempées de sang : pendant qu’il roulait, l’hémorragie nasale, mal jugulée, avait repris et rougi le bas de son visage, ses vêtements et ses doigts.
Adolf coupa le moteur, s’assura que la machine était stabilisée et chercha de l’eau alentour. Elle ne manquait pas car elle ruisselait de toutes parts. Elle constituait l’une des raisons qui l’induisaient à aimer la montagne, perpétuelle réserve d’onde pure. Une fraîcheur à l’odeur végétale emplissait le sous-bois au fur et à mesure que se dissipaient les émanations polluantes de la moto.
Un craquement le fit se retourner. Il avisa une très vieille naine, dont la peau d’un gris bronze évoquait quelque saurien. Elle portait un fichu noir sur la tête, avait perdu son œil droit et une écume blanche moussait aux commissures de ses lèvres. Elle regardait avec, à la fois, pitié et crainte, cet individu qui saignait abondamment.
Il expliqua, en allemand, qu’il venait d’avoir un accident. À sa vive surprise, la survenante comprit. Elle disposait d’un vocabulaire suffisant pour assurer un échange entre eux. Il lava, à une source, sa figure et ses mains, pensant que l’eau froide allait enrayer l’écoulement, mais il n’en fut rien, son nez tuméfié libérait un filet intarissable.
— Venez ! Venez ! répéta l’espèce de minuscule sorcière en le prenant par sa manche de chemise trempée.
Elle le poussa d’un air obstiné.
— Ma motocyclette ! protesta-t-il. Je ne peux pas l’abandonner !
Elle secoua la tête.
— C’est à côté ! dit-elle en désignant une masse sombre entre les arbres.
Hitler réalisa qu’elle le guidait vers une cabane de rondins semblable à celles illustrant les contes d’enfants. Tout près, se dressait une seconde construction qu’il eut quelque mal à identifier. Il s’agissait d’un genre de campanile haut de trois mètres. Une cloche à vache s’inscrivait dans l’ajourement ; la corde qui l’actionnait était rompue depuis longtemps, et seul le vent l’agitait au gré de ses caprices. Un mètre au-dessous de l’instrument de bronze on avait placé un grand crucifix taillé grossièrement dans du bois de houx.
— Entrez ! fit l’hôtesse en poussant l’huis de sa cabane.
Une pénombre enfumée piquait les yeux et noyait le logis.
Hitler n’y voyait goutte, ce refuge n’étant éclairé que par la porte.
La femme alla à une étagère supportant une batterie de boîtes, se saisit de la plus petite dans laquelle son index en crochet cueillit une noisette de pommade malodorante dont elle farcit avec autorité les narines de son protégé.
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