«Rentré chez moi, j’analysai à l’instant même cette liqueur. Vous savez que j’ai étudié la chimie (que n’ai-je pas étudié?), mais il me fut impossible de reconnaître quelle était la substance que j’avais recueillie.
«Je ne me tins pas cependant pour battu.
«J’achetai un lapin vivant et, prenant au bout d’une aiguille une goutte de la liqueur inconnue, je lui fis une légère piqûre à la patte.
«Il mourut au bout de dix secondes comme foudroyé.
«Je savais donc enfin quel avait été l’instrument du crime!
«C’était le curare, ce subtil poison que les Indiens mêlent au venin des serpents, et dont les effets toxiques sont d’une rapidité épouvantable.
«L’assassin est caché sous le lit, attendant le sommeil de la victime; puis, lorsqu’il l’a jugée endormie, il a passé sa main armée de l’aiguille empoisonnée sous les draps, et a fait au talon du dormeur cette piqûre mille fois plus sûre et plus terrible qu’un coup de poignard au cœur.
«Voilà donc encore un fait acquis et que confirme une légère tache de sang que j’ai trouvée sur les draps du lit, à la place où devaient être les pieds du défunt…
«Nous sommes loin, vous le voyez, de l’histoire de l’arsenic!
«Pour moi, l’assassin n’est pas ce malheureux Guérin; c’est M. Bréhat-Kerguen, et je pourrais, dès demain, avec les preuves que j’ai rassemblées, le faire arrêter par la justice… Mais je veux aller plus loin encore!
«Et, puisqu’il faut que tout crime soit dicté par un coupable, je leur prouverai qu’il ne s’agissait pas ici d’un vol de quelques pièces d’or, mais de la suppression d’un testament et d’un vol de trois millions!»
CHAPITRE VI LES BIJOUX DISPARUS
Le récit de Maximilien Heller m’avait vivement frappé.
J’admirais cette merveilleuse lucidité, cette observation pénétrante et sûre, et cette passion du vrai qui avait conduit mon étrange ami à s’attacher ainsi aux flancs de l’assassin, pour épier tous ses gestes, tous ses regards, et surprendre jusqu’à ses pensées! J’exprimai en termes très vifs mon enthousiasme à Maximilien.
«Oh! me répondit-il avec un sourire un peu mélancolique, ne vous hâtez pas de me féliciter… Je n’ai pas encore atteint le but. Je connais l’assassin, je connais l’instrument du crime. Restent encore trois points obscurs: Comment le meurtrier a-t-il pénétré chez la victime? Quels rapports existe-t-il entre M. Bréhat-Kerguen et Boulet-Rouge? Quel intérêt le docteur Wickson a-t-il dans le crime? L’avenir me donnera, j’espère, la solution des deux premières questions. Quant à la troisième, je veux la résoudre le plus tôt possible. Le temps me presse, et il faut que ce point soit éclairci avant que je m’éloigne de Paris.
«Comment! vous partez?
– Évidemment: j’accompagne mon… maître en Bretagne.
– Et quel jour nous quittez-vous?
– Je ne sais pas trop encore; mais je crois que M. Bréhat-Kerguen a de bonnes raisons pour désirer partir dans le plus bref délai… peut-être demain, ou après-demain… Vous voyez que je n’ai pas de temps à perdre. Je suis donc venu vous trouver, car vous pouvez m’aider à lever un coin du voile qui me dérobe encore la vérité.
– Moi? fis-je surpris.
– Oui; aussi n’ai-je pas hésité à vous demander un petit service, et ce préambule, qui vous a peut-être paru bien long, n’était qu’une introduction à ma requête.
– Parlez, mon cher ami; je serai trop heureux de vous être utile, et de concourir, dans la mesure de mes moyens, au succès de votre courageuse entreprise.
– Vous êtes, je crois, un peu parent de Mme la comtesse de Bréant?
– Oui, c’est ma cousine, une femme charmante… J’espère bien, ajoutai-je en riant, que vous ne la soupçonnez pas d’avoir trempé dans le crime?
– Eh! eh! dit Maximilien avec un sourire, elle est peut-être un peu complice.
– Vraiment? vous m’effrayez.
– Dites-moi… ne donne-t-elle pas un bal ce soir?
– Oui, elle a même eu l’aimable attention de m’inviter. Mais je n’irai pas.
– Je vous demande pardon, vous irez à ce bal et, de plus, vous m’y introduirez.
– Quoi! vous voulez…
– Cela vous étonne, n’est-ce pas? Eh bien, vous comprendrez mon désir lorsque vous saurez que le docteur Wickson est au nombre des invités.
– Et vous désirez continuer ce soir vos observations?
– Précisément. Puisque, pour arriver à mon but, je n’ai pas hésité à endosser la veste d’un domestique, je ne reculerai pas davantage devant la nécessité de revêtir l’habit d’un danseur…
– Vous danserez?
– Parbleu, comme un jeune homme à marier! Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas?
– Parfaitement. Venez me prendre ce soir à dix heures Je me charge de vous présenter à ma jolie cousine.
– Merci mille fois! dit Maximilien en se levant et en me serrant la main.
– Mais comment vous absenterez-vous ce soir?
– M. Bréhat-Kerguen se couche tous les jours à neuf heures. J’ai la clef du jardin et celle de la ruelle; je puis sortir et rentrer sans être vu.
– À ce soir donc!»
Vers dix heures, je vis arriver le philosophe. Je ne le reconnus pas tout d’abord, car le costume dont il était alors revêtu était un déguisement non moins parfait que celui sous lequel il m’était apparu dans la journée.
Il était mis avec une grande recherche. Un habit noir dessinait sa taille élégante. Ses cheveux étaient soigneusement bouclés; une fine moustache ornait sa lèvre. Son visage austère avait pris cette expression souriante et pleine de fatuité qu’affectent les hommes qui passent leur vie dans les réunions du monde. Un gros camélia s’épanouissait sur sa poitrine.
«Eh bien, me dit-il en me tendant la main, que dites-vous de mon nouveau costume?
– Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que je connaisse… et je vous sais gré à l’avance de tous les remerciements que va m’adresser ma cousine, pour lui avoir amené un si parfait cavalier.
– N’est-ce pas? J’ai tout à fait bonne mine… et vous reconnaissez difficilement en moi, en ce moment, le malheureux fiévreux que vous avez vu, il y a quinze jours, entre son chat et sa bouillotte… Hélas! ajouta-t-il avec un soupir, je ne suis pas moins faible ni moins malade que l’autre jour… L’énergie qui m’anime est toute factice, je le sens bien, et la réaction sera terrible. Mon seul vœu, mon seul désir est de pouvoir aller jusqu’au bout de ma tâche. Et après… advienne que pourra!… j’irai mourir dans ma mansarde… Mais je vois que vous êtes prêt. Partons, n’est-ce pas? Je suis comme le lévrier en chasse et je ne veux pas perdre un seul instant mon gibier de vue!»
Ma petite cousine, madame la comtesse de Bréant était le type le plus accompli de la Parisienne fine, élégante, délicate et mondaine.
Elle était mariée depuis dix-huit mois; elle n’avait pas encore vingt ans.
Le comte de Bréant était un gentilhomme fort riche, d’excellente famille, qui avait jeté sa jeunesse au vent de tous les plaisirs, et qui, arrivé à l’âge mûr, avait réuni les lambeaux un peu épars de son cœur pour les offrir à la plus ravissante petite femme qu’il fût possible de voir.
C’était un charmant ménage. Édile aimait son mari parce qu’il était élégant, distingué, qu’il l’avait fait comtesse, qu’il lui donnait les plus riches parures et les plus jolis bijoux; qu’en un mot il satisfaisait à tous ses caprices avec l’inépuisable tendresse d’un père qui gâte son enfant adorée.
Le comte de Bréant aimait sa chère Édile parce que cette vie nouvelle, commencée à la moitié de sa carrière, le remplissait de joies ineffables et pures et qu’il lui devait un bonheur inconnu jusqu’à ce jour. Quand elle passait, brillante, éblouissante, à travers ces salons dorés qu’elle animait de sa gaieté et de sa jeunesse, il se plaisait à la contempler avec cette joie mélancolique et douce qu’éprouve le voyageur, revenu las et désabusé d’excursions lointaines, à la vue du clocher de son village et de cette terre natale qu’il n’aurait jamais dû quitter.
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