«Oh! Monsieur, dit d’un ton dolent la vieille fille aux bijoux, si vous arrivez à connaître le mal que j’éprouve, je vous proclamerai le premier médecin du monde.
– La récompense est trop précieuse, Mademoiselle, répondit galamment le docteur, pour que je n’essaie pas de la mériter.»
La grande demoiselle rougit et tendit sa main maigre à l’Anglais.
Celui-ci parut réfléchir pendant quelques secondes.
«Oui, vous êtes bien souffrante, en effet.
– N’est-ce pas, Monsieur?
– Oui, répéta le docteur… vous devez ressentir un malaise général, sans que le siège de la maladie soit bien positivement déterminé.
– C’est cela, Monsieur, c’est cela.
– Des palpitations de cœur.
– Oh! oui!
– Eh bien! je vais vous guérir», reprit l’Anglais avec un aplomb imperturbable.
Il porta la main à la poche de son habit et en tira un petit paquet de papier blanc.
«Vous prendrez cette poudre deux fois par jour, lui dit-il, et au bout d’une semaine votre mal aura disparu.»
Édile s’approcha du groupe.
«Allons, Mesdemoiselles, dit-elle de sa voix joyeuse en frappant dans ses petites mains, ces messieurs vous réclament! Ce n’est pas au bal qu’on doit faire dire sa bonne aventure!»
Le comte de Bréant adressa à sa femme un regard des plus tendres qui avait l’intention d’être un reproche pour la manière irrévérencieuse dont elle parlait de la science du médecin son hôte. Mais Édile feignit de ne pas le voir et lui tourna le dos si gentiment, que cet heureux mari ne put s’empêcher de penser qu’il avait la plus charmante petite femme du monde.
«Veuillez m’excuser, Madame, dit le docteur Wickson en s’approchant d’elle avec un sourire prétentieux; mon humble science vient troubler bien mal à propos votre délicieuse fête. J’espère que vous m’accorderez votre pardon afin que je n’emporte pas, dans mes courses lointaines, le pénible regret de vous avoir déplu.»
Il lui tendit la main.
«Voyez, me dit Maximilien à voix basse, quelle superbe bague de diamants madame de Bréant a au doigt et de quels yeux le docteur Wickson la regarde… Elle refuse de lui donner la main… Bien! c’est sage.»
Je ne pus m’empêcher de rire de l’idée du philosophe, et je crus qu’en ce moment ses préventions l’aveuglaient un peu.
«Voici trois heures du matin, lui dis-je; ne serait-il pas temps de songer à la retraite?
– Attendons encore quelques minutes, me répondit-il, sans perdre des yeux le médecin indien. Il y aura sans doute un dénouement à tout ceci, et je désire y assister.»
La prédiction de Maximilien Heller ne tarda pas à s’accomplir.
On entendit tout à coup un cri perçant; tout le monde se retourna du côté d’où venait ce cri, et on vit la vieille demoiselle aux bijoux qui agitait ses longs bras maigres et roulait des yeux effarés.
«Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-on de toutes parts.
– Ce que j’ai?… Ah! Madame, mon bracelet… perdu!… perdu!… Il s’est détaché de mon bras, il est tombé sous une banquette!… Ah! mon Dieu! je l’avais encore il y a une demi-heure!…
– Calmez-vous, dit Édile qui était accourue au bruit; les domestiques le retrouveront demain et vous le rendront.
– Oh! ce n’est pas pour sa valeur que j’y tenais! C’était un souvenir!
– Il était faux!» me dit tout bas ma malicieuse cousine en passant près de moi.
Une belle dame, aux épaules opulentes, aux bras d’une éblouissante blancheur, s’approcha en ce moment d’Édile. Elle avait l’air fort inquiet.
«Vous me voyez toute tourmentée, ma chérie, lui dit-elle à demi-voix. Vous savez bien, cette bague en brillants que mon mari m’a donnée il y a trois jours… je crois que je l’ai perdue en retirant mon gant. Vous seriez aimable de recommander à vos gens de la chercher demain et de me la faire remettre…
– Ah mon Dieu! s’écria une jeune dame, j’ai aussi perdu mon bracelet!
– Ma broche! s’exclama une jeune fille.
– Ma montre!» cria un gros monsieur qui avait passé la nuit au buffet.
Ma pauvre petite cousine était devenue toute pâle de saisissement.
«Voilà le dénouement, me dit le philosophe en me prenant par le bras; retirons-nous sans perdre une minute.»
Le docteur Wickson venait de s’éclipser.
Dans l’antichambre, nous rencontrâmes le comte de Bréant qui gourmandait son maître d’hôtel.
«Figurez-vous, me dit-il en me serrant la main, que cinq couverts d’argent ont disparu sans qu’on puisse les retrouver!»
Nous sortîmes en toute hâte de cet hôtel dévalisé et montâmes dans une voiture qui partit au grand trot.
Maximilien Heller ne me dit pas un mot pendant le trajet. Il semblait plongé dans de profondes réflexions et je respectai son silence.
Cinq minutes après, il descendait à l’entrée de la petite ruelle qui longeait l’auberge du Renard-Bleu et qui communiquait par une porte basse avec le jardin de l’hôtel de Bréhat-Lenoir.
Je reçus le lendemain, dans l’après-midi, une lettre ainsi conçue:
«Mon cher docteur,
«Nous partons ce soir à huit heures pour la Bretagne.
«Ce matin, M. Bréhat-Kerguen m’a regardé à plusieurs reprises avec une attention qui m’a semblé de mauvais augure. Puis, après m’avoir ordonné de monter dans sa chambre, il m’a fait subir un nouvel interrogatoire non moins détaillé, non moins minutieux que le premier. Je m’en suis tiré avec le même bonheur, c’est-à-dire en affectant toujours la même bêtise.
«Aurait-il quelque soupçon? Je suis d’autant plus fondé à croire le contraire qu’à la suite de toutes ces questions il m’a annoncé que décidément il me prenait à son service et que je devais me tenir prêt à partir le soir même pour son château en Bretagne.
«Je regrette de ne pouvoir vous faire mes adieux de vive voix. Mais mon maître me surveille avec une extrême vigilance. Il m’est impossible de sortir.
«Vous vous êtes toujours montré si plein de bienveillance pour mes «bizarreries» que je me crois autorisé à vous demander un nouveau service.
«Je ne sais combien durera mon absence. Peut-être ne reviendrai-je jamais! Je vous nomme donc mon exécuteur testamentaire. Je vous lègue tous mes papiers et tous mes livres. Si je meurs, brûlez mes manuscrits sans les lire. Je tiens surtout à ce que vous fassiez disparaître la liasse de papiers que je vous ai montrée, à gauche, dans ma chambre, et qui contient l’histoire de ma triste vie.
«Adieu encore une fois! Je vous écrirai souvent afin de vous mettre au courant de tout ce que je ferai et de tout ce que je découvrirai.
«Veuillez m’avertir de même si quelque chose de nouveau vient à votre connaissance.
«Je vous serre la main.
«Maximilien Heller.»
Je restai quelque temps pensif après avoir lu ce billet tracé d’une main très ferme. J’avais peine à comprendre le singulier dessein qu’avait formé le philosophe de s’attacher ainsi aux pas du criminel. Quels secrets espérait-il donc découvrir encore? N’était-il pas plus simple et moins dangereux d’aller le dénoncer à la justice et de laisser celle-ci percer le mystère et débrouiller l’écheveau?
Une entreprise aussi périlleuse ne pouvait-elle pas avorter brusquement? Ce déguisement, cette dissimulation de tous les instants me paraissait au-dessus des forces humaines. Que M. Bréhat-Kerguen le surprît un jour en défaut, qu’il conçût le moindre soupçon, et c’en était fait de sa vie. Il était à sa merci dans ce lointain château de Bretagne, et l’assassin ne reculerait pas devant un crime de plus pour s’assurer l’impunité. Maximilien mort, tout cet échafaudage de preuves si péniblement dressé croulerait avec lui, et Louis Guérin monterait sur l’échafaud!
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