Pour me conformer au désir que m’exprimait Maximilien Heller, je me rendis dans sa mansarde, je fis faire un énorme paquet de ses livres et de ses manuscrits, et ordonnai qu’on portât tout cela chez moi. Je mis à part la liasse de papiers qui renfermait ses Mémoires et la déposai dans un tiroir de mon secrétaire.
CHAPITRE VII AU CHATEAU DE KERGUEN
Je laisse, pour la suite de ce récit, la parole à Maximilien Heller.
Il m’envoyait presque tous les jours le journal de sa vie et le récit de ses observations. J’ai conservé ces quelques lettres, et je les publie par ordre de dates et sans rien y changer, car elles me paraissent donner une juste idée du caractère de cet étrange philosophe.
«Chartres, 17 janvier.
«Nous sommes partis hier soir à huit heures. Il faisait un temps affreux. L’orage grondait avec tant de fureur que je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. M. Bréhat-Kerguen a loué le coupé de la diligence et m’y a fait asseoir à côté de lui. Il ne me quitte pas des yeux un seul instant. Hier, j’ai été obligé d’employer la ruse pour mettre à la poste le mot que je vous ai écrit. Ce matin, mon maître, qui paraît harassé de fatigue, s’est jeté sur un lit d’auberge et je vous écris à la hâte, craignant à chaque instant qu’il ne s’éveille.
«Ne me répondez pas avant le 25 de ce mois. Vous m’adresserez alors vos lettres chez le maître de poste de Loc-ahr (près Locnevinen). Je trouverai toujours le moyen de le prévenir et de les retirer.
«Je désirerais savoir, avant tout, si le docteur Wickson est encore à Paris et si on parle de nouveaux vols aussi audacieux que ceux dont Mme de Bruant a été la victime.
«À ce propos, quand vous verrez votre jolie cousine, dites-lui de calmer ses inquiétudes. Les cinq couverts d’argent qui lui ont été volés et les bagues, bracelets, montres de ses invités, etc., seront rendus à leurs légitimes propriétaires, avant que…»
La lettre se terminait là, brusquement. Sans doute M. Bréhat-Kerguen s’était réveillé à ce moment et Maximilien n’avait pu trouver le temps de terminer son épître.
Je pris les renseignements que me demandait le philosophe. Le docteur Wickson n’était plus à Paris, et on n’entendait plus parler de vols ni d’attaques nocturnes.
«Kerguen, 22 février.
«… Le château de Kerguen est situé sur la lisière d’un grand bois de sapins, à deux kilomètres du village de Loc-ahr. C’est une vieille construction menaçant ruine, avec des murs élevés, noircis par les siècles et percés de petites fenêtres dont les vitres de verre bleuâtre sont enchâssées dans le plomb.
«Cette demeure séculaire a quelque chose de fantastique et de sinistre. On dirait un tombeau s’élevant au milieu du feuillage sombre des sapins.
«Il y règne un silence de mort. Nous sommes arrivés, dans la nuit, par un chemin que les neiges avaient défoncé.
«Mon maître est descendu le premier et a frappé à plusieurs reprises à la grille, avec force jurons, – les seuls mots que je lui aie entendu prononcer pendant tout notre voyage. – Un paysan à moitié endormi est venu nous ouvrir.
«C’est le jardinier, sorte d’idiot qui ne comprend que trois mots de français et qui semble avoir l’obéissance passive de la brute.
«Nous avons traversé le jardin qui est grand et nous sommes arrivés dans une petite cour mal pavée, au fond de laquelle se dresse, sur quelques marches, la porte d’entrée de cette sombre demeure.
«Au moment où M. Bréhat-Kerguen mettait le pied dans cette cour, un sourd grognement s’est fait entendre dans le coin le plus obscur.
«Mon maître s’est soudainement retourné.
«- Ah! ah! Jacquot, tu es levé? a-t-il dit avec un gros rire. C’est bien, mon garçon, tu reconnais les sens et tu leur fais bon accueil. Comment vas-tu, mon vieux camarade?»
«En disant ces mots, il s’approcha du coin d’où était parti ce grondement de bête fauve. Je remarquai alors dans l’obscurité un gros grillage qui fermait cette partie de la cour et derrière le grillage une masse brune qui s’agitait lourdement.
«J’entendis le bruit d’une porte en fer qui retombait, et, en m’approchant de quelques pas, je vis que mon maître était entré dans cette sorte de cage et pressait tendrement dans ses bras un ours gigantesque.
L’animal faisait entendre de petits grognements de plaisir.
«Cette scène touchante dura une minute environ.
«- Hum! grommela mon maître après avoir quitté son sauvage ami, Jacquot est un bon garçon quand on le connaît… mais si un autre que moi lui rendait visite, il le dévorerait à belles dents.»
«Ceci paraissait être à mon adresse. Mais, comme je n’avais nulle envie de rendre visite à Jacquot, je ne m’effrayai pas de la menace.
« M. Bréhat-Kerguen monta les marches du perron et congédia le jardinier, qui demeurait dans une petite masure située près de la grille du jardin.
«Il introduisit une grosse clef dans la serrure; la porte roula sur ses gonds en grinçant, et se referma avec un bruit qui ébranla les vieilles murailles.
«Le châtelain battit le briquet et alluma une lanterne qu’il détacha du mur.
«Nous nous trouvions dans un long corridor au bout duquel on apercevait les marches d’un grand escalier de pierre.
«- Suivez-moi!» me dit M. Bréhat-Kerguen d’un ton rude.
«Nous montâmes deux étages. Les appartements de cet antique château me paraissent être bizarrement distribués.
«De chaque côté du palier s’étendent deux étroits couloirs, sur lesquels s’ouvrent régulièrement, de distance en distance, les portes des chambres. On dirait un ancien couvent avec ses corridors sombres et ses cellules.
«- Voici votre chambre, me dit M. Bréhat-Kerguen en poussant une de ces petites portes basses et en m’introduisant dans une pièce humide et mal meublée. Vous trouverez du bois dans ce coin.»
«Il dirigea le rayon de sa lanterne sur mon visage, et ses petits yeux gris m’examinèrent avec attention.
«- Vous êtes à mon service, me dit-il en appuyant sur tous les mots. Vous devez vous tenir prêt à m’obéir à chaque instant du jour et de la nuit… Votre travail d’ailleurs n’aura rien de fatigant… Mais je vous défends expressément de mettre les pieds hors des murs du jardin… Je m’attribue sur votre personne un droit sans limites, et si vous violez ma défense, je vous punirai de mes propres mains. Du reste, si vous m’obéissez en tout et si je suis content de vous, vous aurez une récompense telle, que personne, soyez-en sûr, ne pourrait vous en donner une semblable.»
«Tandis qu’il prononçait ces derniers mots, son regard me parut encore plus clair et plus perçant; puis il me tourna brusquement le dos et sortit.»
«Kerguen, mercredi soir.
«… Outre le jardinier dont je vous ai parlé et qui est décidément en enfance, M. Bréhat-Kerguen a, pour le servir, une vieille femme de charge qui n’entend pas un mot de français. Mon maître mange énormément et boit encore plus. Son vin est d’ailleurs excellent.
«Après son repas, qu’il a pris à midi, il s’est enfermé dans ses appartements, au premier. Pendant ce temps, j’ai été me promener dans le jardin, qui est fort bien planté et tapissé de superbes espaliers.
«En traversant la petite cour, j’ai aperçu maître Jacquot étendu tout de son long dans sa cage et se chauffant au pâle soleil de janvier.
«C’est un ours noir magnifique, et qui paraît doué d’instincts très féroces. Il tenait entre ses grosses pattes un quartier de viande saignante et le mangeait avec une gloutonnerie qui pouvait donner à réfléchir.
«En me voyant passer, il a relevé sa lourde tête et a poussé un sourd grognement.
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