«- Vous voyez, repris-je avec un grand calme, que vous êtes entre mes mains. Vous ne pouvez ni fuir, ni vous débarrasser de moi par un crime. Le petit bijou que voici peut vous loger une balle dans le cœur sans beaucoup de bruit et avant même que vous ayez le temps de crier au secours. Je n’ai pas, d’ailleurs, l’intention de vous faire du mal; mais il vous faut répondre avec franchise aux questions que je veux vous poser.
«Nommez-moi tous les voyageurs qui, en ce moment, habitent votre hôtel.
«- Eh! le sais-je! fit-il de son ton bourru en levant les épaules et sans me regarder… Laissez-moi consulter mon registre… Il vient tant de monde ici! On reste un jour, deux jours, puis on s’en va!… Je ne peux pas connaître par cœur le nom de tous mes clients!…
«- Bien!… s’il en est ainsi, je vais aider votre mémoire. Qui avez-vous d’abord au troisième étage?
«- Je n’en sais rien.
«- Est-ce une femme?
«- Non.
«- Un homme seul?»
«Il hésita une seconde.
«- Oui.
«- Et vous ne connaissez pas du tout cet homme?
«- C’est un commis voyageur… je crois. Il est arrivé hier dans la soirée.
«- Bon!… Et au second étage?
«- Un étudiant en droit, un employé au Luxembourg.
«- Est-ce tout?
«- Oui.
«- Parfait. Et au premier, qui avez-vous?
«- Un professeur de piano.
«- Seulement?
«- Oui.
«- Vous mentez!»
«La face rubiconde de l’aubergiste pâlit.
«- Il faut que vous me disiez quel est le locataire dont vous essayez de me cacher la présence.
«- Voulez-vous voir mon registre?
«- Non, je veux que vous parliez. Je ne vous laisserai pas sortir d’ici. Je vous connais; vous pourriez tenter de m’échapper.»
«L’aubergiste, troublé, s’agita sur sa chaise. Mon regard, qui ne le quittait pas, paraissait le mettre au supplice.
«- Je vous ai dit que je voulais une réponse.
«- Et s’il ne me plaît pas de vous la faire?»
«Je pris le pistolet et le dirigeai vers lui.
«- Je vous tue comme un chien!» répondis-je froidement.
«Il fit un soubresaut de frayeur, puis me regardant avec l’insolence du gouailleur parisien:
«- Ah! vous n’oseriez pas, dit-il; je me moque de votre menace… Vous essayez de me faire peur… Un coup de pistolet fait trop de bruit… Non… vous n’oseriez pas tirer!
– Tenez, continuai-je avec le même flegme en désignant du doigt une des roses pâlies qui s’épanouissaient sur le papier de la salle… Vous voyez cette fleur?»
«Je dirigeai mon pistolet sur le mur, on entendit un bruit à peine comparable à celui d’un coup de fouet et la rose fut couverte d’une tache noire.
«- Cette tache est une balle, dis-je en me levant, et si tu hésites à me répondre, misérable, je perce ton cœur, comme j’ai percé cette fleur, avec la même rapidité et sans plus de bruit. Encore une fois, veux-tu me répondre?»
«L’aubergiste était devenu livide. Sa fanfaronnade avait fait place à une indicible terreur.
«Il ouvrit la bouche pour parler; mais, s’arrêtant soudain, il frappa violemment du poing sur la table.
«- Non, s’écria-t-il, je ne puis pas dire cela!
«- Ah! tu ne peux pas le dire!… Ah! tu refuses de me répondre!… Eh bien, je sais, moi, le nom de cet homme… C’est le frère du misérable qui a comparu avec toi aux assises et qui s’est évadé de Toulon… Il s’appelle Joseph Pichet!
«- Ce n’est pas vrai! s’écria Lanseigne dont le front s’éclaira soudain: il se nomme Louis Ringuard!»
«La réponse de Lanseigne me prouva que ma ruse avait réussi!
«J’avais deviné juste! Louis était le nom de guerre du bandit. En un bond, je fus près de l’aubergiste, je le saisis au collet, le fis pirouetter sur lui-même et le poussai avec vigueur vers un coin de la chambre. Avant qu’il fût revenu de sa surprise, j’étais sorti de la salle, dont je fermai derrière moi la porte à double tour.
«Je me hâtai de rentrer chez moi pour ôter mon déguisement et me remettre en campagne.»
Maximilien s’était tellement animé pendant ce récit, qu’il s’arrêta un instant pour reprendre haleine.
«Ainsi, lui dis-je après un moment de silence, l’auteur du crime, selon vous, est cet ancien chef de bande?
«- Je n’en sais rien… je n’en sais rien… répondit-il avec vivacité, je tâche de connaître les événements; j’en tirerai plus tard les conséquences.
«Voilà donc un premier fait qui m’est acquis:
«On a trouvé dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen une lettre signée du nom de Boulet-Rouge.
«Je continuai mes investigations sans perdre de temps. J’achetai chez un fripier un costume de paysan; je coupai mes cheveux que je couvris d’une perruque blonde, et rasai ma moustache.
«Une heure après, je sonnai à l’hôtel Bréhat-Lenoir.
«M. Prosper m’ouvrit et ne me reconnut pas.
«- Que voulez-vous? me demanda-t-il d’un ton qui me prouvait qu’il observait moins envers ses inférieurs qu’envers ses supérieurs les règles d’une obligeante politesse.
«- Je cherche de l’ouvrage, répondis-je de l’air le plus niais que je pus prendre, et je voudrais me placer comme valet de chambre.
«- Avez-vous déjà servi?
«- Oui, en province.
«- Ah! en province! Je n’aime pas les gens de province!… Croyez-vous donc que M. Bréhat-Kerguen va prendre pour domestique le premier venu? Il a été bien instruit, allez, par l’exemple de son pauvre frère, mon défunt maître.
«- Mais, fis-je en insistant, ne pourrais-je pas le voir?
«- Ma foi! revenez quand vous voudrez; seulement il ne fait qu’entrer et sortir, et vous aurez difficilement l’occasion de le rencontrer, je vous préviens.
«- C’est bon, je reviendrai, dis-je en secouant la tête et en poussant un soupir bruyant… Ah! les pauvres gens ont bien de la peine à gagner leur vie!»
«Au moment où j’allais me retirer, la sonnette retentit violemment.
«- Ah! tenez, fit l’intendant en se suspendant au cordon, voici sans doute M. Bréhat-Kerguen.»
«C’était lui en effet. Vous vous rappelez peut-être que nous l’avons déjà aperçu quand il passa sous les fenêtres de la salle, le jour de l’autopsie.
«M. Bréhat-Kerguen peut avoir une cinquantaine d’années. Il est de forte taille, avec un cou de taureau, des bras d’une longueur remarquable, des mains énormes et couvertes de poils.
«Il y a en lui quelque chose de rude et de sauvage. On voit qu’il a toujours vécu loin des villes, dans son château de Bretagne, au milieu de ses bruyères, comme un sanglier dans sa bauge.
«Ses cheveux grisonnants sont très ébouriffés. Une mèche plus foncée lui tombe sur le front obliquement et va rejoindre ses gros sourcils noirs qui abritent des yeux gris très vifs. Son teint est fortement coloré, ses lèvres épaisses; il porte une barbe grise taillée en brosse, et marche en traînant un peu la jambe gauche. C’est, en somme, un assez vilain personnage.
«Son premier regard tomba sur moi.
«- Hein! dit-il à l’intendant avec un grognement semblable à celui d’un ours… Qui est celui-là?»
«M. Prosper courba l’échine trois ou quatre fois et lui dit ce qui m’amenait.
«- Un domestique? reprit le Breton en haussant les épaules. Et que voulez-vous que j’en fasse? J’en ai plus qu’il ne m’en faut… des domestiques!»
«Il nous tourna le dos et commença à monter l’escalier. J’étais fort inquiet du succès de mon entreprise, lorsque M. Bréhat-Kerguen, se ravisant, s’arrêta sur une marche et me cria sans se retourner:
«- Au fait!… montez avec moi!…»
«Je le suivis. Arrivé au second étage, il tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Avant d’ouvrir, il fit jouer le pêne cinq ou six fois de suite, comme pour s’assurer qu’on n’était pas venu en son absence, puis poussa la porte, et, quand je fus entré, la referma sur moi.
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