Arthur Doyle - La Ligue Des Rouquins

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– La troisième à droite, et la quatrième à gauche, répondit aussitôt le commis en refermant la porte.»

«Il a l’esprit vif, ce type! observa Holmes quand nous nous fûmes éloignés. Selon moi, il est, au royaume de l’habileté, le quatrième homme dans Londres; quant à l’audace, il pourrait même prétendre à la troisième place. J’ai déjà eu affaire à lui autrefois.

– De toute évidence, dis je, le commis de M. Wilson tient un rôle important dans cette mystérieuse affaire de la Ligue des rouquins. Je parierais que vous n’avez demandé votre chemin que pour le voir.

– Pas lui

– Qui alors?

– Les genoux de son pantalon.

– Ah!… Et qu’y avez-vous vu?

– Ce que je m’attendais à voir.

– Pourquoi avez-vous cogné le trottoir avec votre canne?

– Mon cher docteur, c’est l’heure d’observer, non de parler. Nous sommes des espions en pays ennemi. Nous avons appris quelque chose sur Saxe-Coburg Square. Explorons maintenant les ruelles qui se trouvent derrière.»

La rue où nous nous retrouvâmes lorsque nous eûmes contourné l’angle de ce Saxe-Coburg Square contrastait autant avec lui que les deux faces d’un tableau. C’était l’une des artères principales où se déversait le trafic de la City vers le nord et l’ouest. La chaussée était obstruée par l’énorme flot commercial qui s’écoulait en un double courant: l’un allant vers la City, l’autre venant de la City. Nous avions du mal à réaliser que d’aussi beaux magasins et d’aussi imposants bureaux s’adossaient à ce square minable et crasseux que nous venions de quitter.

«Laissez-moi bien regarder, dit Holmes qui s’était arrêté au coin pour observer. Je voudrais tout simplement me rappeler l’ordre des maisons ici. Il y a Mortimer’s, le bureau de tabac, la boutique du marchand de journaux, la succursale Coburg de la Banque de la City et de la Banlieue, le restaurant végétarien, et le dépôt de voitures McFarlane. Ceci nous mène droit vers l’autre bloc. Voilà, docteur: le travail est fini, c’est l’heure de nous distraire! Un sandwich et une tasse de café, puis en route vers le pays du violon où tout est douceur, délicatesse, harmonie: là, il n’y aura pas de rouquins pour nous assommer de devinettes.»

Mon ami était un mélomane enthousiaste; il exécutait passablement, et il composait des œuvres qui n’étaient pas dépourvues de mérite. Tout l’après-midi, il resta assis sur son fauteuil d’orchestre; visiblement, il jouissait du bonheur le plus parfait; ses longs doigts minces battaient de temps en temps la mesure; un sourire s’étalait sur son visage; ses yeux exprimaient de la langueur et toute la poésie du rêve… Qu’ils étaient donc différents des yeux de Holmes le limier, de Holmes l’implacable, l’astucieux, de Holmes le champion des policiers! Son singulier caractère lui permettait cette dualité. J’ai souvent pensé que sa minutie et sa pénétration représentaient une sorte de réaction de défense contre l’humeur qui le portait vers la poésie et la contemplation. L’équilibre de sa nature le faisait passer d’une langueur extrême à l’énergie la plus dévorante. Je savais bien qu’il n’était jamais si réellement formidable que certains soirs où il venait de passer des heures dans son fauteuil parmi les improvisations ou ses éditions en gothique. Alors l’appétit de la chasse s’emparait de lui, et sa logique se haussait au niveau de l’intuition: si bien que les gens qui n’étaient pas familiarisés avec ses méthodes le regardaient de travers, avec méfiance, comme un homme différent du commun des mortels.

Quand je le vis ce soir-là s’envelopper de musique à Saint-James’s Hall, je sentis que de multiples désagréments se préparaient pour ceux qu’il s’était donné pour mission de pourchasser.

«Vous désirez sans doute rentrer chez vous, docteur? me demanda-t-il après le concert.

– Oui, ce serait aussi bien.

– De mon côté, j’ai devant moi plusieurs heures de travail. L’affaire de Coburg Square est grave.

– Grave?

– Un crime considérable se mijote. J’ai toutes raisons de croire que nous pourrons le prévenir. Mais c’est aujourd’hui samedi, et cela complique les choses. J’aurais besoin de votre concours ce soir

– A quelle heure?

– Dix heures; ce sera assez tôt.

– Je serai à Baker Street à dix heures.

– Très bien… Ah! dites-moi, docteur: il se peut qu’un petit danger nous menace; alors, s’il vous plaît, mettez donc votre revolver d’officier dans votre poche.»

Il me fit signe de la main, vira sur ses talons, et disparut dans la foule. Je ne crois pas avoir un esprit plus obtus que la moyenne, mais j’ai toujours été oppressé par le sentiment de ma propre stupidité au cours de mon commerce avec Sherlock Holmes. Dans ce cas-ci j’avais entendu ce qu’il avait entendu, j’avais vu ce qu’il avait vu; et cependant!… Il ressortait de ses propos qu’il discernait non seulement ce qui s’était passé, mais encore ce qui pouvait survenir, alors que, de mon point de vue, l’affaire se présentait sous un aspect confus et grotesque. Tandis que je roulais vers ma maison de Kensington, je me remémorai le tout, depuis l’extraordinaire récit du copieur roux de l’Encyclopédie britannique jusqu’à notre visite à Saxe-Coburg Square, sans oublier la petite phrase de mauvais augure qu’il m’avait lancée en partant. Qu’est-ce que c’était que cette expédition nocturne? Pourquoi devrais je y participer armé? Où irions-nous? Et que ferions-nous? Holmes m’avait indiqué que le commis du prêteur sur gages était un as: un homme capable de jouer un jeu subtil et dur. J’essayai de démêler cet écheveau mais j’y renonçai bientôt: après tout, la nuit m’apporterait l’explication que je cherchais!

A neuf heures et quart, je sortis de chez moi et, par le parc et Oxford Street, je me dirigeai vers Baker Street. Devant la porte, deux fiacres étaient rangés. Passant dans le couloir, j’entendis au dessus un bruit de voix: de fait, quand j’entrai dans la pièce qui servait de bureau à Holmes, celui-ci était en conversation animée avec deux hommes. J’en reconnus un aussitôt: c’était Peter Jones, officier de police criminelle. L’autre était long et mince; il avait le visage triste, un chapeau neuf et une redingote terriblement respectable.

«Ah! nous sommes au complet! s’exclama Holmes en prenant son lourd stick de chasse, Watson, je crois que vous connaissez M. Jones, de Scotland Yard? Permettez-moi de vous présenter M. Merryweather, qui va nous accompagner dans nos aventures nocturnes.

– Vous voyez, docteur, dit Jones avec l’air important qui ne le quittait jamais, encore une fois nous voici partant pour une chasse à deux. Notre ami est merveilleux pour donner le départ. Il n’a besoin que d’un vieux chien pour l’aider à dépister le gibier.

– J’espère, murmura lugubrement M. Merryweather, que nous trouverons en fin de compte autre chose qu’un canard sauvage.

– Vous pouvez avoir pleine et entière confiance en M. Holmes! dit fièrement l’officier de police. Il a ses petites méthodes qui sont, s’il me permet de l’avouer, un tout petit peu trop théoriques et bizarres. mais c’est un détective-né. Il n’est pas exagéré de dire qu’une fois ou deux, notamment dans cette affaire de meurtre à Brixton Road ou dans le trésor d’Agra, il a vu plus clair que la police officielle.

– Oh! si vous êtes de cet avis, monsieur Jones, tout est parfait! s’écria l’étranger avec déférence. Pourtant, je vous confesse que mon bridge me manque. C’est depuis vingt-sept ans la première fois que je ne joue pas ma partie le samedi soir.

– Je crois que vous ne tarderez pas à vous apercevoir, dit Holmes, que vous n’avez jamais joué aussi gros jeu; la partie de ce soir sera donc passionnante! Pour vous, monsieur Merryweather, il s’agit de quelque trente mille livres. Pour vous Jones, il s’agit de l’homme que vous voulez tant prendre sur le fait.

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