Il considéra à nouveau celui-ci, les mains notamment, et essaya sans succès de lui fermer les yeux. Furetant ensuite tout autour de la pièce, il remarqua, à gauche de la porte d’entrée, une immense armoire aux sculptures contournées qui montait jusqu’au plafond. Elle était entrouverte. Il poussa l’un des battants et y plongea la tête ; c’était une grotte ombreuse qui lui rappela les lits clos de son enfance bretonne. Une forte odeur de cuir et de terre le saisit. Dans la partie inférieure s’alignait une collection de bottes dont certaines auraient eu grand besoin d’un coup de brosse. Il repoussa la porte cirée du meuble, puis dessina un plan de l’appartement sur une feuille de son calepin.
Poursuivant son examen, Nicolas repéra une section dans la moulure de la boiserie. À gauche de l’alcôve, une porte ouvrait sur un cabinet de toilette lambrissé de sapin à mi-hauteur, avec sa garde-robe mitoyenne. La pièce était carrelée de pierre de liais [11] Calcaire compact au grain fin et serré.
et de marbre noir. Les murs étaient tendus de papier peint représentant des oiseaux exotiques. Elle était éclairée par un œil-de-bœuf dont il vérifia la fermeture. Il resta un long moment pensif devant la table de toilette et sa cuvette de fine faïence, admirant le nécessaire avec ses rasoirs et ses instruments de nacre et de vermeil précautionneusement disposés sur une serviette de lin blanc. Les brosses et les peignes n’échappèrent pas, eux non plus, à cette contemplation attentive et comme fascinée par tant de splendeurs.
Quand il rejoignit son chef, celui-ci arpentait la chambre dans sa largeur en évitant avec soin de s’approcher du cadavre. La perruque avait repris son aplomb et les couleurs étaient revenues aux pommettes osseuses du magistrat.
— Mon cher Nicolas, dit Sartine, vous me voyez au-delà de tout embarras. Vous êtes convaincu comme moi-même que ce jeune homme s’est homicidé [12] On utilisait ce terme à l’époque.
, n’est-ce pas ?
Nicolas se garda de répondre et le lieutenant général, estimant que ce silence valait acquiescement, poursuivit, non sans avoir, d’un coup d’œil au trumeau, vérifié l’équilibre reconquis de sa coiffure.
— Vous savez bien ce qu’il advient dans ces circonstances. On présume un suicide, le commissaire averti se déplace sans robe et dresse procès-verbal sans le moindre éclat ni publicité. Ensuite, et sur la prière de la famille éplorée, mais tout autant pour sauvegarder les convenances, le magistrat oblige le curé de la paroisse, ou le fait prier par son diocésain, de prononcer le service funèbre du défunt et de l’enterrer sans bruit. Vous n’ignorez pas non plus…
— Que, jusqu’à une époque récente, les corps des suicidés, considérés comme les assassins d’eux-mêmes, étaient passés en jugement et condamnés à être traînés sur une grosse échelle de charpente tirée par une charrette. Je sais cela, monsieur.
— Très bien, très bien. Cependant, nonobstant cette exhibition affreuse sur la claie [13] Échelle.
, le corps était pendu et interdit de sépulture en terre consacrée. Le progrès de l’esprit philosophique et la sensibilité du siècle ont heureusement épargné depuis peu à la victime et à sa famille ces extrémités fâcheuses, et contraires à la pudeur. Or, c’est un drame de cet ordre dont il s’agit. L’aîné d’une noble famille, promis à un destin brillant, vient de disparaître. Son père est proche du trône, ou plutôt de l’entourage du dauphin. Sottement — car on ne parle pas de mort aux personnes royales —, le suicide du vicomte a été annoncé à Madame Adélaïde, qui s’est empressée de céder aux supplications du comte de Ruissec. Elle m’a donné, sans excès de précautions, des recommandations que j’ai feint de recevoir pour des ordres, qu’au demeurant la princesse n’est pas en position de me donner. Il m’est cependant difficile d’ignorer ses désirs et je me dois de ménager une famille qu’elle soutient. Toutefois…
— Toutefois, monsieur ?
— Je pense tout haut devant vous, Nicolas. Toutefois…
Le ton avait repris cette chaleur et cette confiance dont le lieutenant général de police usait habituellement avec lui.
— Toutefois, je suis aussi chargé, au nom du roi, de faire régner l’ordre et la loi dans Paris, ce qui n’est pas chose aisée. Trop de rigueur dans l’application de la règle peut conduire à des ruptures et à des drames. La sagesse serait de rendre présentable ce cadavre, de faire chercher un prêtre et une bière et de répandre le bruit qu’en nettoyant son arme le jeune lieutenant s’est blessé à mort. La messe serait dite, la princesse obéie, les parents accablés mais préservés, et moi, sans soucis, j’aurais satisfait mon monde. Puis-je en toute conscience agir de la sorte ? Quel est votre sentiment ? Je me fie à votre jugement, même si la précipitation et la chimère guident quelquefois votre imagination.
— Je tiens, monsieur, que la chose doit être mûrement pensée. Nous sommes comptables à la fois de l’idéal de la loi avec la justice et de la sagesse avec la prudence…
Sartine approuva de la tête ce prudent exorde.
— Telle que se présente cette enquête, poursuivit Nicolas, il me revient, puisque vous me faites l’honneur de m’interroger, de définir notre dilemme. Nous savons que le suicide est un acte qui va contre la morale divine, un malheur dont l’opprobre rejaillit sur une famille honorable. Le cadavre que nous avons sous les yeux n’est pas du peuple, ce n’est pas un pauvre que l’excès du malheur a conduit à cette extrémité. Voilà un honnête homme, un jeune homme parfaitement éduqué, qui sait bien ce que son geste va signifier pour ses parents et pour ses proches et qui, sans réfléchir plus avant, commet l’irréparable sur lui-même, sans offrir à sa famille aucun moyen d’échapper à la honte. Ne trouvez-vous pas étrange qu’il ne vous ait pas écrit comme beaucoup le font pour éviter toute difficulté après leur décès [14] La pratique était en effet courante, à l’époque, de ces lettres de précaution adressées au lieutenant général de police.
? Il a juste laissé ceci.
Il ramassa le papier sur le bureau et le tendit à Sartine.
— Notez enfin, monsieur, qu’il sera bien malaisé de taire la nouvelle. La rumeur court déjà à l’Opéra, dans la ville ; elle sera bientôt à la Cour. La princesse en a sûrement parlé, chacun va répétant ses propos. Une dizaine de personnes déjà en sont informées : policiers, domestiques et gens du voisinage. Cette rumeur, personne ne pourra l’arrêter et elle grossira de ses propres incertitudes… Cela sera pain bénit pour les colporteurs de nouvelles à la main.
Le pied de M. de Sartine battait la mesure sur le parquet.
— Où nous mène ce beau discours, et comment toutes vos circonvolutions nous feront-elles sortir de ce labyrinthe ? Que me proposez-vous ?
— Je pense, monsieur, que, sans rien divulguer et sans écarter ni la thèse de l’accident ni la folie passagère, le corps du vicomte doit être conduit à la Basse-Geôle [15] La morgue installée dans les caves du Châtelet (cf. L’Énigme des Blancs-Manteaux ).
du Châtelet pour y être ouvert et examiné dans le plus grand secret. Cette décision, dans un premier mouvement, nous fera gagner du temps.
— Et nous nous retrouverons au même point dans quelques jours avec un scandale effectivement grossi de mille contes. Et je n’évoque pas le rôle que sans doute vous me réservez d’annoncer au comte de Ruissec que je vais livrer le corps de son fils à la Faculté. De grâce, donnez-moi un argument plus convaincant.
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