Cependant, Nicolas regrettait de ne pas avoir eu le loisir d’exposer à son chef la cause principale fondant sa conviction. Elle s’était formée à la vue du corps. Son expérience, nourrie des conversations avec son ami Semacgus, chirurgien de marine, et de ses propres travaux avec Sanson, le bourreau de Paris, n’avait pas été perdue.
Il se leva et alla de nouveau regarder le mort. Jamais il n’avait vu un visage aussi monstrueusement convulsé et déformé. Mais surtout, l’état du corps et celui de la blessure ne correspondaient aucunement au délai très court qui séparait le coup de feu entendu par Picard et leur propre arrivée à l’hôtel de Ruissec. Et il y avait encore autre chose qui le dérangeait, une impression confuse qu’il ne parvenait pas à démêler.
Ainsi, le travail de l’enquête s’établissait dans une réflexion parallèle appartenant à un mode inconscient. Parfois, ses rêves, ou plutôt ses cauchemars, lui avaient apporté des solutions à des questions qui l’obsédaient. L’essentiel alors était de ne pas forcer les choses, de les laisser mûrir afin de favoriser leur conjonction, une fois ouvertes les portes du sommeil. Encore fallait-il s’en souvenir, et trop souvent un réveil brutal le tirait de son rêve au bon moment. Il fit un dernier tour de la pièce. Il découvrit une seconde porte dans la boiserie, symétrique de celle du cabinet de toilette. Elle ouvrait sur un réduit sans fenêtre et abritait une bibliothèque. Après un rapide examen, il fut frappé du caractère hétéroclite des titres et se promit de revenir étudier cela de plus près. Au passage, il nota la présence du tricorne du mort, jeté à l’envers sur le lit aux côtés de son manteau.
Nicolas médita sur ce qu’il lui restait à faire. Ce premier examen demeurait superficiel et limité. Il constituait pourtant le point d’appui sur lequel son intuition et le travail inconscient de son esprit s’ordonneraient. L’élan était donné, et Dieu seul savait si le mouvement engagé conduirait à la solution. Pour l’heure, il rassembla ses idées et prépara son plan de campagne.
Une pensée le frappa : aucun proche du vicomte n’avait jusqu’alors vu le corps et dûment confirmé son identité. Lambert, le valet, ne s’était pas approché du cadavre et tout s’était déroulé comme s’il tenait pour acquis qu’il s’agissait bien de son maître, et lui-même et Sartine avaient fait comme si aucun doute ne pouvait subsister.
Il convenait donc d’en avoir le cœur net. Nicolas poserait d’abord la question au majordome et, du même coup, éclaircirait un autre point : Lambert avait-il bien rencontré Picard, comme il l’avait affirmé, avant son arrivée dans l’appartement du vicomte, et appris par lui les événements de la soirée ? Ce point établi, le corps devrait être évacué et des scellés placés sur la porte de l’appartement.
Il balançait pour savoir s’il avertirait M. de Ruissec de cet enlèvement. Il considéra à nouveau le visage du mort. Pouvait-il imposer un tête-à-tête aussi effroyable à un père ? La douleur et ses suites entraîneraient, compte tenu du caractère du vieillard, une controverse dans laquelle Nicolas n’était pas assuré de l’emporter de sa seule autorité. Ainsi la complicité du vieux serviteur apparaissait-elle indispensable pour éviter tout faux pas : il comprendrait les raisons d’éviter la vision de l’enfant mort et aiderait Nicolas à cantonner M. de Ruissec dans ses appartements tant que l’opération ne serait pas achevée. Alors seulement, il manderait le comte et il lui expliquerait les mesures qu’il avait prises ; celui-ci ne pourrait plus s’y opposer même si sa réaction devait être vive.
Ensuite, la nuit s’avançant, Nicolas demanderait une lanterne et examinerait les alentours des bâtiments, et d’abord les jardins sur lesquels donnaient les fenêtres de l’appartement du vicomte. À première vue, rien n’imposait cette recherche : les fenêtres de l’appartement étaient closes et tout indiquait que le vicomte était rentré par le grand corridor, mais cette trop grande évidence méritait justement une vérification. Cela fait, il quitterait l’hôtel de Ruissec et remettrait au lendemain la poursuite de son enquête.
Perdu dans ses réflexions, il sursauta quand une main se posa sur son épaule. La voix familière de l’inspecteur Bourdeau le rassura.
— À la bonne heure, Nicolas, je vous découvre dans un charmant tête-à-tête ! Ce vieillard n’a pas bonne mine.
— Ce n’est pas un vieillard, Bourdeau, mais le jeune vicomte de Ruissec. Je comprends que son apparence vous ait trompé. Voilà bien le problème ! Je vais vous conter le détail de l’affaire, mais comment êtes-vous venu si vite ?
— Le messager de M. de Sartine m’a joint au Châtelet alors que je m’apprêtais à rentrer au logis. J’ai réquisitionné sa monture et cette carne, qui a failli vingt fois me jeter à bas, m’a finalement conduit jusqu’à vous. Dans ces nouveaux lotissements de Grenelle, cet hôtel est facilement reconnaissable au milieu des terrains vagues et des jardins. C’est un meurtre ?
Nicolas exposa la situation. Une longue complicité permettait aux deux hommes de se comprendre à demi-mot. Au fur et à mesure que Nicolas parlait, la perplexité se lisait sur le visage vermeil de l’inspecteur, qui finit par relever sa perruque courte pour se gratter le crâne dans un geste familier.
— Vous avez le don de vous mettre dans des affaires…
Nicolas apprécia la remarque. Il savait qu’il pouvait compter sur Bourdeau pour tout mettre en œuvre afin de l’aider. Il le chargea d’aller chercher le majordome, en lui recommandant d’éviter tout contact avec le valet du vicomte.
Quand il vit apparaître le vieux serviteur, il regretta de l’avoir fait monter. Picard respirait difficilement et s’appuyait sur le chambranle de la porte pour reprendre son souffle. Une mèche de cheveux gris jaunissants lui tombait sur le front, dérangeant l’ordonnancement méticuleux d’une coiffure tirée en arrière avec la queue, les torsades et les cadenettes réglementaires d’un ancien dragon. Nicolas remarqua son regard trouble, comme si une membrane gris-bleu avait recouvert les yeux. Il avait observé le même phénomène chez son tuteur, le chanoine Le Floch, dans les dernières années de sa vie.
Le majordome s’essuya le front d’une main malhabile, aux doigts déformés. Le jeune homme le conduisit vers le cadavre tout en interceptant la vue de son corps, puis il s’effaça.
— Reconnaissez-vous M. de Ruissec ?
Picard plongea la main dans la poche droite de sa veste et après en avoir tiré un mouchoir taché par les prises de tabac, il en sortit une paire de besicles. Après les avoir chaussés, il se pencha vers le corps et eut aussitôt un mouvement de recul suivi d’un haut-le-cœur.
— Que Dieu me pardonne, monsieur, j’en ai pourtant beaucoup vu, mais ce visage, ce visage… Qu’a-t-on fait à M. Lionel ?
Nicolas nota la dénomination affectueuse. Il ne répondit pas, laissant venir le vieil homme.
— Même à la veille de la bataille d’Antibes en 47, quand nos sentinelles ont été enlevées et torturées par un parti de Croates, je n’ai rencontré visage aussi convulsé. Le pauvre petit !
— Il s’agit donc bien du vicomte de Ruissec ? Vous reconnaissez ce corps comme étant le sien ? Sans aucun doute ?
— Hélas, monsieur, qui le pourrait mieux reconnaître que moi ?
Nicolas dirigea avec douceur le vieux serviteur vers un fauteuil.
— Je souhaiterais revenir avec vous sur les événements de la soirée. J’ai relevé que vous aviez renouvelé le bois dans la chambre de votre maître. Ce geste signifiait-il que M. de Ruissec devait rentrer le soir même à son hôtel ? Vous vous êtes exprimé de telle manière qu’il semblait clairement que vous l’attendiez.
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