Le ton légèrement provocant choqua Nicolas. Il ne s’avoua pas qu’il détestait les cheveux filasse et les yeux vairons : le jour de sa première arrivée à Paris, il s’était fait dérober sa montre par un malandrin au regard inégal [8] Voir L’Énigme des Blancs-Manteaux , chapitre I.
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— Et que faites-vous ici ?
— Je dormais dans ma couchette des communs. J’ai entendu les cris de Mme la comtesse et me suis empressé d’accourir après m’être vêtu. Je vous demande excuse, dit-il en désignant ses pieds du menton. Dans la hâte… le désir de me rendre utile…
— Pourquoi êtes-vous venu tout de suite ici ?
— J’ai rencontré le vieux Picard dans le vestibule. Il m’a expliqué ce qui s’était passé et les craintes pour mon maître.
Nicolas enregistrait très vite tout ce qui lui était dit. Son esprit classait les éventuelles contradictions et les impressions multiples que les propos du valet suscitaient en lui. Le ton du personnage n’était pas exempt d’une goguenardise quelque peu railleuse, rare chez les gens de son état lorsqu’ils s’adressaient à des supérieurs. L’homme n’était pas aussi simple qu’il y paraissait de prime abord. Il prétendait s’être habillé en hâte, or sa tenue était impeccable, jusqu’à la cravate de coton nouée, et pourtant il avait omis de mettre ses souliers. Il faudrait vérifier le chemin emprunté et recouper auprès de Picard l’exactitude de ses affirmations. Était-il nécessaire de sortir et de passer par la cour pour rejoindre les appartements du vicomte, ou existait-il un chemin dérobe qui, par des escaliers et des corridors, permettait de circuler dans tous les bâtiments de l’hôtel de Ruissec ? Enfin, l’homme ne paraissait guère ému ; il est vrai qu’il n’avait pas forcément vu le cadavre dissimulé par les fauteuils et par Nicolas. Quant à M. de Sartine, il demeurait impavide et silencieux et considérait, pensif, le contrecœur [9] La plaque de fond.
de la cheminée. Nicolas se décida à porter une pointe directe.
— Savez-vous que votre maître est mort ?
Il s’était avancé vers le valet dont le visage grêlé de petite vérole se plissa dans une grimace qui aurait tout aussi bien pu passer pour l’expression d’une constatation fataliste que pour celle d’un chagrin soudain.
— Pauvre monsieur, il a fini par tenir parole !
Devant le silence de Nicolas, il poursuivit :
— Depuis des jours, le dégoût l’emportait. Il ne mangeait plus et fuyait ses amis. Peine de cœur ou peine de jeu, ou les deux, si vous m’en croyez. N’empêche, qui eût cru qu’il s’y mettrait si vite ?
— Il a tenu sa parole, dites-vous ?
— Sa promesse serait plus juste. Il répétait qu’il ferait parler de lui en bien ou en mal. Il avait même évoqué l’échafaud…
— De quand datait ce curieux propos ?
— Une partie fine dans un cabaret de Versailles avec ses camarades, il y a une vingtaine de jours. J’étais là pour les servir et m’occuper des bouteilles. Quelle partie !
— Vous pouvez les nommer, ces camarades ?
— Pas tous. Je n’en connais vraiment qu’un : Truche de La Chaux, un garde du corps du palais. Ils étaient intimes tous les deux, quoique Truche soit de petite noblesse.
Nicolas releva ce travers si couru des laquais qui leur fait adopter les préjugés de leurs maîtres. Ainsi, la cascade du mépris prenait-elle sa source à tous les niveaux de la société, dans la noblesse comme chez les serviteurs.
— Quand avez-vous vu votre maître pour la dernière fois ?
— Mais ce soir même !
Cette réponse fit bondir le lieutenant de police de son fauteuil ; Lambert recula, surpris par ce spectre livide qui jaillissait tel un diable de sa boîte, avec sur la tête une perruque en bataille qui penchait dangereusement.
— Tiens donc, monsieur, veuillez me conter cela par le menu…
Lambert ne demanda pas à qui il avait affaire et conta son histoire.
— Mon maître était de garde la nuit dernière. Il y avait grand jeu au cercle de la reine. Son service fait, il a pris quelque repos jusqu’à midi. Il est ensuite parti errer seul dans le parc du château, m’ordonnant d’être dans l’avant-cour à quatre heures avec une voiture. Il voulait, m’a-t-il dit, coucher à Paris. Nous sommes arrivés sans encombre vers neuf heures, ce soir. Il m’a alors donné congé, n’ayant plus besoin de moi. J’étais fatigué, je suis allé me coucher.
— Vous deviez assurer votre service demain malin ?
— Certainement. À sept heures, j’aurais monté l’eau chaude à M. le vicomte.
— Le temps était beau à Versailles ? interrompit Nicolas sous le regard courroucé de M. de Sartine qui n’entendait rien à cette digression.
— Brumeux et sombre.
— Pleuvait-il ?
Il fixait le valet.
— Aucunement, monsieur. Mais peut-être cette question a-t-elle trait à l’état des habits de mon pauvre maître. Je m’étais permis de lui recommander de se changer avant de quitter Versailles. Perdu dans ses tristes pensers, il avait glissé au cours de sa promenade dans un petit fossé de vidange du grand canal. C’est ce qu’il m’avait expliqué lorsque je m’étais inquiété de l’état de son vêtement.
Nicolas faisait effort pour ne pas se laisser entraîner par la méfiance que lui inspirait le valet. Il se répétait que juger sur la première impression constituait toujours un risque d’erreur grave. Les propos de l’inspecteur Bourdeau lui revenaient en mémoire. Dans sa jeunesse, celui-ci se fiait ordinairement au jugement du premier instant. Il avait cherché à se corriger, mais en vieillissant, l’expérience lui avait confirmé la valeur de ce premier moment où seul l’instinct s’exprimait et il était revenu aux errements [10] Je rappelle aux plus jeunes de mes lecteurs que l’expression « errements » signifie simplement habitudes.
de sa jeunesse, comme plus assurés de livrer la vérité d’un être.
Ce retour sur lui-même agaça le jeune homme et il décida de remettre à plus tard de démêler ce problème. Rien, dans l’état actuel des choses, ne justifiait qu’il s’acharnât sur le valet alors que le suicide paraissait avéré. Il fallait seulement en éclaircir les circonstances pour comprendre les causes qui avaient conduit le malheureux jeune homme à cet acte fatal. Avec l’accord de M. de Sartine, Nicolas congédia donc Lambert, tout en lui recommandant de rester dans le couloir ; il souhaitait en effet interroger d’abord le majordome. Des exempts surgirent à cet instant. Il les pria d’attendre la fin de ses premières investigations et leur enjoignit d’avoir l’œil sur Lambert, avec interdiction de le laisser parler à quiconque.
Quand il rentra dans la chambre, Sartine s’était à nouveau affalé dans son fauteuil et paraissait en proie à un débat intérieur intense. Sans troubler sa réflexion, Nicolas revint vers le corps.
Le bougeoir à la main, il examina les lieux en commençant par le parquet. Il repéra quelques rayures de fraîche date, dont l’origine pouvait tout aussi bien provenir du gravier coincé sous la semelle des bottes que de toute autre cause.
Le dessus du bureau attira ensuite son attention. Sous la lampe bouillotte placée au milieu du maroquin, il trouva une feuille de papier et il lut, écrits d’une main hâtive en grosses capitales, les mots « Pardon, adieu ». À gauche de cette feuille, une plume gisait près d’un encrier. La position du fauteuil derrière le meuble montrait que celui qui avait écrit ce message s’était ensuite levé, l’avait repoussé et s’était dirigé à droite vers le mur, sans doute pour contourner le bureau par le devant et se retrouver là où reposait maintenant le corps.
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