Pour accomplir sa tâche, Nicolas avait choisi de se tenir debout près de la scène et de l’orchestre. Il était assuré ainsi d’avoir une vue d’ensemble de la salle, sans perdre de l’œil la scène d’où pouvait également venir le danger. Accessoirement, cette place lui permettait de juger dans les meilleures conditions de la qualité de l’orchestre, du jeu des interprètes et de la tessiture des voix, et il échappait à la vermine qui foisonnait dans le bois et le velours des sièges.
Combien de fois avait-il dû, de retour au logis, secouer ses habits au-dessus d’une bassine pour se débarrasser de l’engeance sautante et piquante…
À peine le jeune commissaire s’était-il installé que la mèche tire-feu monta lentement, comme une araignée ravalant sa soie. Parvenue à son but, elle circula sur les mèches des chandelles du grand lustre pour les allumer l’une après l’autre. Nicolas aimait ce moment magique où la salle encore obscure et bruissante du murmure des conversations sortait de l’ombre. En même temps, un homme de peine portait le feu aux lumières de la rampe. Du parquet jusqu’aux cintres, l’or et la pourpre renaissaient alors à la splendeur, comme le bleu des armes de France frappées des lys qui dominaient la scène. Ainsi révélé, le mouvement des volutes de poussière tamisait la lueur qui glissait doucement sur les habits, les robes et les parures, prologue silencieux aux féeries du spectacle.
Nicolas se gourmand a ; il n’arriverait donc jamais à se séparer de cette propension à se perdre dans des rêveries ! Il se secoua, il lui fallait « faire la salle » qui s’emplissait dans un crescendo de bruits et de paroles.
Un des premiers soucis du service de Nicolas à l’Opéra consistait à savoir qui était là et qui ne l’était pas, tout en repérant, le cas échéant, les inconnus ou les étrangers. Ce soir-là, il remarqua que, contrairement aux habitudes d’un public blasé, les loges étaient presque toutes occupées. Même le prince de Conti, qui affectait si souvent d’arriver en cours du spectacle, avec la majestueuse indifférence d’un prince du sang, était déjà assis et devisait avec ses invités. Pour le moment, la loge royale était encore vide, mais des laquais s’y affairaient.
Nicolas n’assurait ce service que lorsque des membres de la famille royale assistaient à la représentation. Les autres soirs, ce rôle était dévolu à ses collègues. Ce qui était prioritaire pour la police, c’était la recherche et la surveillance d’agents soupçonnés de commerce ou d’espionnage au profit des cours en guerre contre la France. L’Angleterre, en particulier, inondait Paris d’émissaires stipendiés.
Un coup léger le frappa à l’épaule. Nicolas se retourna et découvrit avec plaisir le visage ouvert du comte de La Borde, premier valet de chambre du roi, magnifique dans un habit gris perle surbrodé de fils d’argent.
— Voilà une journée doublement faste, puisque je retrouve mon ami Nicolas !
— Puis-je vous demander l’autre bonheur que votre propos laisse supposer ?
— Ha, ha ! le fourbe… Et le bonheur d’un opéra de Rameau, vous comptez cela pour rien ?
— Sans doute, mais je vous vois bien éloigné de votre loge, dit Nicolas en souriant.
— J’aime l’odeur de la scène et sa proximité.
— Sa proximité ? Ou sa promiscuité ?…
— Soit, j’avoue. Je viens admirer de près un objet tendre et gracieux à mes yeux. Mais, Nicolas, je dois vous dire que l’on vous trouve vous-même bien discret.
— Ce on est bien discret lui-même.
— Faites le naïf et vous m’en remontrerez ! Sa Majesté s’est à plusieurs reprises enquise de vous, et notamment lors de la dernière chasse à Compiègne. Vous n’avez pas oublié, j’espère, son invitation à courre dans ses équipages. Lui, n’oublie jamais rien. Montrez-vous, que diable ! Il se rappelle votre figure et a évoqué plusieurs fois le récit de votre enquête. Vous avez auprès de lui un bien puissant avocat ; la bonne dame vous tient pour son ange gardien. Croyez-m’en, usez de ce crédit si rare et ne vous retranchez pas de la présence de vos amis. À ce point, la discrétion est un crime contre soi-même, que ces mêmes amis ne vous toléreront pas.
Il tira une petite montre d’or de la poche de son habit et, l’ayant consultée, reprit :
— Madame Adélaïde ne devrait plus tarder.
— Je pensais notre princesse inséparable de sa sœur Victoire [2] Victoire de France (1733-1799), deuxième fille de Louis XV et de Marie Leszczyńska.
, dit Nicolas. Or, si j’en crois mes informations, elle assistera seule au spectacle ce soir.
— Remarque pertinente. Mais il y a eu quelque bisbille entre le roi et la seconde de ses filles. Il lui a refusé une parure et, piquée, Madame Victoire lui a décoché à brûle-pourpoint un méchant propos sur l’accueil qu’aurait reçu une semblable demande venant de Mme de Pompadour. Voilà, mon cher, le secret des cours, mais vous êtes un tombeau… Cela dit, Madame Adélaïde ne sera pas seule ; elle sera accompagnée du comte et de la comtesse de Ruissec, qui la chaperonneront. Vieille noblesse militaire, sévère, dévote et radoteuse à souhait. Ils tiennent à la fois de l’entourage de la reine et de celui du dauphin, c’est tout dire. Encore que le comte…
— Quelle distribution de bois vert en peu de mots !
— L’Opéra m’inspire, Nicolas. Je présume que notre ami Sartine sera là ?
— Vous présumez bien.
— Madame sera bien gardée. Mais rien n’arrive jamais sous l’œil de nos lieutenants de police. Nos spectacles sont d’un calme ! Seules les cabales et les claques les animent un peu, et Les Paladins de notre ami Rameau ne devraient pas déclencher de tempête. Le coin de la reine et le coin du roi [3] On appelait ainsi les deux côtés opposés de la salle où se regroupaient, lors de la « querelle des coins », les partisans du style français et du style italien.
seront paisibles. Le Mercure relate que le goût italien et le goût français y sont très habilement mêlés, encore que l’audacieux assemblage du comique et du tragique pourrait mettre à mal la bienséance.
— Cela n’ira pas loin, ce sont là des passions innocentes.
— Mon cher, vous n’êtes jamais allé à Londres ?
— Jamais et, par les temps que nous vivons, je crains de ne pas en avoir l’occasion de sitôt.
— Je n’en jurerais pas. Mais pour revenir à mon propos, le voyageur français s’étonne quand il entre dans un théâtre londonien : il n’y trouve aucune surveillance militaire. Aussi les tumultes et les bagarres y sont le prix de la liberté.
— Voilà un pays rêvé pour nos amis les philosophes qui, disent-ils, respirent dans nos salles « le mauvais air du despotisme ».
— Je connais l’auteur de ce mot que le roi a peu prisé, fit La Borde. Discret Nicolas, vous ne l’avez même pas nommé. Mais je vous demande de me pardonner : je vais de ce pas faire ma cour à Madame Adélaïde. Prestement, car mon sujet d’étude paraît au prologue…
Et il traversa légèrement le parterre, dispensant sans compter ses saluts aux belles de sa connaissance. Nicolas éprouvait toujours le même plaisir à retrouver le comte de La Borde. Il se souvenait de leur première rencontre et de ce dîner où celui-ci l’avait tiré avec indulgence d’un mauvais pas. M. de Noblecourt, le vieux procureur chez qui il logeait et qui le considérait comme le fils de la maison, avait maintes fois souligné le privilège d’un attachement si sincère et, ajoutait-il, si utile à Nicolas. Le jeune homme repassa à nouveau dans son esprit les événements qui s’étaient succédé depuis le début de l’année. Le premier valet de chambre restait lié à l’événement incroyable de sa rencontre avec le roi. Il connaissait le secret de sa naissance noble ; il savait qu’il n’était pas seulement Nicolas Le Floch, mais aussi le fils naturel du marquis de Ranreuil. Cependant, il demeurait assuré que cette origine n’entrait pour rien dans la sympathie spontanée qui les avait réunis.
Читать дальше