— Monsieur le commissaire, dit Sartine, veillez à nous trouver de quoi ouvrir ou abattre cette porte.
Nicolas ne paraissait pas pressé d’obéir ; les yeux clos, il fouillait avec minutie les poches de son habit.
— Nous vous attendons, Nicolas, s’impatienta son chef.
— Entendre c’est obéir, monsieur, et la solution est toute trouvée. Il est inutile d’aller chercher des outils de force, cet objet y pourvoira.
Il tenait à la main une petite pièce de métal ressemblant à un canif et qui, une fois ouverte, présenta un échantillonnage de crochets de tailles et de dessins différents. C’était un présent de l’inspecteur Bourdeau, qui, lui-même déjà doté de cet instrument, en avait saisi un sur un bandit et l’avait offert à Nicolas. Sartine leva les yeux au ciel.
— Le « rossignol » des voleurs vient au secours de la police ! Les desseins du grand Architecte prennent souvent des voies obliques, murmura-t-il.
Nicolas sourit intérieurement de ce langage d’un affidé des Loges, s’agenouilla et, après avoir déterminé avec soin le crochet le mieux adapté, l’introduisit dans la serrure. On entendit aussitôt une clef choir sur le parquet de la chambre. Il examina à nouveau ses crochets, en choisit un autre et commença un patient travail d’approche. Seuls les respirations sifflantes du comte et de son majordome et le grésillement des bougies troublaient le silence de la scène. Au bout d’un instant, le bruit grinçant du mécanisme de la serrure se fit entendre et Nicolas put ouvrir la porte. Le comte de Ruissec se précipita et fut tout aussitôt arrêté dans son élan par le lieutenant général de police.
— Monsieur, s’indigna le vieil homme, je ne vous permets pas ! Je suis dans ma propre demeure et mon fils…
— Je vous prie, monsieur le comte, de laisser procéder les magistrats. Une fois les premières constatations effectuées, je vous promets que vous pourrez entrer et que rien ne vous sera caché.
— Monsieur, avez-vous oublié ce que vous avez promis à Son Altesse royale ? Qui prétendez-vous être pour vous permettre de désobéir à ses ordres ? Qui êtes-vous pour vous opposer à moi ? Un petit magistrat à peine sorti de la caque de sa roture, et dont le nom sent encore l’épicerie…
— Je ne saurais rien tolérer qui fût contraire à la loi et je ne reçois d’ordres que de Sa Majesté, répliqua Sartine. Je me suis engagé à entourer toute cette affaire de discrétion, c’est la seule promesse que j’ai faite. Quant à vos propos, monsieur le comte, si ce n’était la dignité de mes fonctions et les censures royales, je vous en demanderais raison. Le mieux que vous ayez à faire est de rejoindre votre appartement et d’attendre que je vous appelle. Plutôt, je viendrai moi-même vous y chercher.
Le vieux gentilhomme, le regard étincelant, fit volte-face. Jamais Nicolas n’avait vu M. de Sartine aussi pâle. Des cernes violacés étaient apparus sous ses yeux et il tourmentait avec rage l’une des boucles de sa perruque.
Ayant pris une chandelle au flambeau que portait Picard, le jeune homme entra d’un pas prudent dans la pièce, suivi de son chef. Il se souviendrait longtemps de ses premières impressions.
Sans rien voir tout d’abord, il perçut le froid qui régnait dans la chambre, puis décela une odeur d’eau saumâtre mêlée à celle, plus irritante, de la poudre. La flamme tremblante éclairait faiblement une pièce immense aux murs décorés de boiseries blondes sur toute sa hauteur. En avançant, il vit sur sa gauche une grande cheminée de marbre grenat surmontée d’un trumeau. À droite, une alcôve tendue de damas sombre surgit de l’ombre. Un tapis de Perse et deux fauteuils dissimulaient à la vue ce qui semblait être un bureau disposé dans l’angle en face de l’entrée. Çà et là des coffres étaient recouverts d’armes. Celles-ci et le désordre des lieux dénotaient la présence d’un homme jeune et d’un soldat.
S’étant avancé jusqu’au bureau, Nicolas aperçut une forme allongée sur le sol. Un homme gisait sur le dos, les pieds dirigés vers la fenêtre. Sa tête paraissait réduite comme si elle n’avait pas correspondu à la dimension du corps. Un grand pistolet de cavalerie était tombé à côté de lui. M. de Sartine s’approcha et eut un mouvement de recul. Il est vrai que la vision qui s’offrait à ses yeux avait de quoi faire sursauter les plus endurcis.
Nicolas, qui n’avait pas cillé quand il s’était penché sur le corps, réalisa soudain que son chef n’avait eu que peu d’occasions d’être en contact avec les formes affreuses de la mort. Il le saisit fermement par le bras et l’obligea à s’asseoir dans l’un des fauteuils. M. de Sartine se laissa conduire comme un enfant et ne dit mot ; il sortit un mouchoir et s’épongea le front et les tempes tout en faisant prendre l’air à sa perruque, puis demeura prostré, le menton sur la poitrine. Nicolas nota avec amusement que sa pâleur avait tourné au verdâtre. Ce point marqué sur son chef— il s’autorisait de ces petites revanches —, il reprit son examen.
Ce qui avait frappé d’horreur le lieutenant général de police, c’était le visage du mort. La perruque militaire avait glissé sur son front d’une manière grotesque. Elle soulignait les yeux déjà vitreux, comme écarquillés par la vision de la mort. Mais là où le spectateur s’attendait à trouver une bouche ouverte, complétant le mouvement naturel de frayeur ou de douleur, ne subsistaient plus que joues creusées et menton remonté vers le nez en une grimace désaccordée. Le visage avait subi une telle déformation qu’il faisait invinciblement penser à celui d’un vieillard ayant perdu ses dents ou à la face convulsée de quelque monstrueuse statue. Sans qu’il soit encore possible de se prononcer sur le phénomène, la blessure cause de la mort n’avait pas saigné. La balle semblait avoir frappé la base du cou à bout portant et avait brûlé les tissus de la chemise et la mousseline de la cravate.
Nicolas s’agenouilla près du corps pour regarder la plaie. Elle était noire et l’ouverture de la peau, de la largeur de la balle, paraissait déjà fermée par l’épiderme ; un peu de sang coagulé était visible, mais il s’était surtout épanché dans les chairs. Le jeune commissaire nota ses observations dans un petit calepin. Il reprit la disposition du corps, précisa que la victime était revêtue d’habits civils. L’état et la crispation des deux mains refermées sur elles-mêmes le frappèrent. Les bottes de fantaisie étaient boueuses, et tout le bas du corps jusqu’à la ceinture était imbibé d’une eau nauséabonde comme si le jeune homme avait traversé un étang ou une pièce d’eau avant de rentrer chez lui pour mettre fin à ses jours.
Nicolas fit quelques pas et s’intéressa à la croisée. Les volets intérieurs en chêne clair étaient fermés au loquet. Il les ouvrit et constata que la fenêtre était également close. Il remit le tout en place, reprit sa bougie et alluma les chandelles d’une lampe bouillotte placée sur le bureau. La pièce surgit de la pénombre. Une voix dans son dos le fit se retourner.
— Puis-je vous être utile, monsieur ?
La porte d’entrée était restée ouverte et, sur le seuil, se tenait un homme encore jeune, en livrée mais sans perruque. M. de Sartine n’avait pas décelé sa présence, le dossier du fauteuil dissimulant presque totalement l’inconnu. Sa tenue était correcte et boutonnée, mais Nicolas s’étonna de le voir en bas, sans chaussons ni souliers.
— Puis-je savoir ce que vous faites ici ? Je suis Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet.
— Je me nomme Lambert et suis le valet et l’homme à tout faire de M. le vicomte de Ruissec.
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