— Il conviendrait, monsieur, que fût un jour réglementé le stationnement des voilures aux portes des spectacles. Il serait même opportun qu’on les obligeât à user d’un chemin unique qui permettrait de désengorger nos rues et rendrait plus aisé leur cheminement [6] Cette suggestion de Nicolas fut effectivement mise en place par Sartine en 1764.
. Ajoutons-y un meilleur éclairage de nos voies, et la sécurité ne pourra qu’en être améliorée [7] Lenoir, lieutenant général de police, améliorera l’éclairage parisien en introduisant les réverbères pour remplacer les lanternes à chandelles.
.
La remarque du jeune homme ne suscita aucun écho. Un certain agacement parut même dans un tambourinement rapide des doigts du lieutenant général sur la vitre. Il se tourna vers son subordonné.
— Monsieur le commissaire Le Floch…
Nicolas se raidit. L’expérience lui avait appris que lorsque le lieutenant général de police lui donnait son titre au lieu de l’appeler comme d’habitude par son prénom, c’était que l’humeur n’était pas bonne et les ennuis pas loin. Il redoubla d’attention.
— Nous voici, je crois, devant une affaire qui va exiger de nous un tact et un doigté tout particuliers, continua Sartine. Je suis d’ailleurs pris au piège de mes promesses à Madame Adélaïde. Croit-elle ce genre de démarche facile Y Elle ignore tout et du monde et de la vie. Elle se laisse aller à son bon cœur. Qu’ai-je à faire de sentiments et d’apitoiements ? Vous ne répondez pas ?
— Encore faudrait-il, monsieur, que vous éclairiez un peu ma lanterne.
— Tout doux, Nicolas. Il ne me convient pas, à moi, d’éclairer votre lanterne. Je connais trop bien où cela nous mènerait. Votre imagination cavalcadante va aussitôt se déchaîner. Nous avons vu ce qui arrivait lorsque je vous lâche les rênes. Vous prenez le mors aux dents, vous vous emballez ; on part dans toutes les directions et on ramasse des cadavres à tous les coins de rue. Ah ! oui, beaucoup de sagacité et un cœur certain à l’ouvrage, mais si je ne suis pas là pour vous relancer sur la bonne voie… Je vous veux vierge de toute suggestion, et recueillir votre première intuition. Il ne faut pas troubler le flair des chiens courants !
Deux années à travailler sous ses ordres avaient éclairé le jugement de Nicolas sur un homme dont la mauvaise foi pouvait atteindre des sommets. Seul, M. de Saujac, président au Parlement, dont la réputation sur ce point était devenue proverbiale, aurait pu lui en remontrer. Aussi ne se laissait-il guère impressionner par des propos qu’un autre aurait pu trouver blessants. Il connaissait bien la petite lueur malicieuse qui naissait soudain dans l’œil de son chef et les mouvements irrépressibles des muscles à droite de la bouche. M. de Sartine ne croyait pas en ce qu’il disait ou, à tout le moins, c’était une affectation bien à lui de marquer ainsi l’autorité sur ses gens. Seuls les moins perspicaces s’y laissaient prendre, mais il agissait avec tous de la même manière. L’inspecteur Bourdeau, l’adjoint de Nicolas, prétendait que c’était une façon de tirer les fils de ses pantins pour vérifier leur fidélité à son obéissance et leur acquiescement à ses propos, si énormes fussent-ils. Plus surprenante était sa propension à s’épancher en hargne et pétillement avec ses proches, alors que la rumeur le présentait comme un homme doux, secret et d’une exacte courtoisie.
L’attitude présente de M. de Sartine dissimulait son embarras et masquait son inquiétude. Qu’allaient-ils découvrir au terme de leur traversée nocturne de Paris ? Vers quel drame se dirigeaient-ils ? La comtesse de Ruissec paraissait si désespérée…
Quel que pût être le spectacle que le destin avait choisi ce soir de leur présenter, le jeune homme se promit de ne pas décevoir son chef et d’être attentif à tout ce qui les attendait. M. de Sartine s’était à nouveau muré dans un silence morose. L’effort de la réflexion accusait les plis d’un visage aigu d’où la jeunesse paraissait s’être enfuie sans retour.
Ils s’arrêtèrent devant le portail en demi-lune d’un petit hôtel particulier. Un grand escalier de pierre ouvrait sur une cour pavée. M. de Ruissec remit sa femme éperdue entre les mains d’une chambrière. La comtesse tentait bien de protester et cherchait à s’accrocher au bras de son mari ; il se dégagea avec fermeté. Un vieux serviteur éclairait la scène un flambeau à la main. Nicolas ne put se faire une idée de la disposition des lieux, qui demeuraient plongés dans les ténèbres. Il devinait à peine les ailes du bâtiment principal.
Ils gravirent les degrés donnant sur un vestibule dallé qui s’achevait par un escalier. Le comte de Ruissec chancela et dut s’appuyer sur un fauteuil de tapisserie. Nicolas l’examina. C’était un grand homme sec, un peu voûté malgré son affectation à se tenir droit. Une large cicatrice que l’émotion faisait rougir creusait sa tempe gauche, souvenir probable d’un coup de sabre. La bouche pincée se mordait l’intérieur des lèvres. La croix de l’ordre de Saint-Michel suspendue à un cordon noir renforçait encore l’austérité d’un strict habit sombre sur lequel tranchait, seule note de couleur, une commanderie de l’ordre de Saint-Louis accrochée à une écharpe rouge feu qui pendait sur sa hanche gauche. L’épée qu’il portait au côté n’était pas une arme de parade, mais une lame solide en acier trempé. Le jeune homme s’y connaissait et il se souvint que le comte escortait Madame Adélaïde et aurait pu, le cas échéant, avoir à la défendre. M. de Ruissec se redressa et fit quelques pas. Vieille blessure ou douleur de l’âge, il claudiquait et cherchait à dissimuler cette infirmité par un rehaussement de tout le corps qui le jetait en avant à chaque mouvement. Il considéra d’un air impatient son vieux serviteur.
— Ne perdons plus une minute. Conduis-nous à la chambre de mon fils et fais-moi ton rapport en chemin.
La voix de commandement était restée jeune, presque agressive. Il prit la tête du petit groupe en s’appuyant lourdement sur la rampe de bronze. La respiration sifflante, le majordome entreprit le récit des événements de la soirée.
— Monsieur le comte, vers neuf heures de relevée, je venais de remettre quelques bûches dans votre appartement et j’étais redescendu. Je lisais mon livre d’heures…
Nicolas surprit le plissement ironique des paupières de M. de Sartine.
— M. le vicomte est arrivé. Il paraissait très pressé et son manteau était mouillé. J’ai voulu le lui prendre, mais il m’a écarté. Je lui ai demandé s’il avait besoin de moi. Il a secoué la tête. J’ai entendu claquer la porte de sa chambre, puis plus rien.
Il s’arrêta un moment ; le souffle lui manquait.
— Toujours cette foutue balle, pardon, mon général. Je disais donc plus rien, et alors un coup de feu.
Le lieutenant général intervint.
— Un coup de feu ! En êtes-vous assuré ?
— Mon majordome est un ancien soldat, dit le comte. Il a servi dans mon régiment. Il sait de quoi il parle. Continue, Picard.
— Je me suis précipité, mais j’ai trouvé porte close. Elle était fermée de l’intérieur. Pas un bruit, pas un cri. J’ai appelé, pas de réponse.
Après avoir emprunté un couloir au fond du palier, le cortège se trouvait maintenant devant une lourde porte de chêne. M. de Ruissec s’était soudain voûté.
— Il m’était impossible de la forcer, reprit Picard, et même si j’avais eu une hache, les forces m’auraient fait défaut. Je suis redescendu et j’ai envoyé la femme de chambre de Mme la comtesse au poste de garde voisin. Un exempt est accouru, mais, en dépit de mes supplications, il n’a rien voulu faire hors la présence d’une autorité supérieure. Je vous ai donc fait incontinent quérir à l’Opéra.
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