— Tu crèves de trouille, hein ? demanda Calvin.
— Tu lis dans mes émotions, maintenant, c’est ça ?
— Non. C’est juste qu’elles doivent ressembler aux miennes. Nous pensons de la même façon, tous les deux. Et plus que jamais. Je le reconnais sans honte, j’ai peur. Très, très peur. Bizarre, non, pour un bout de programme ? Hé, Dan, c’est pas profond, ça ?
— Garde tes profondeurs pour plus tard ; je suis sûr que tu auras l’occasion de me les resservir.
— Vous devez vous sentir insignifiant, intervint Sajaki comme s’il avait surpris leur conversation. Eh bien, vous auriez des raisons. Vous êtes insignifiant. C’est la majesté de cet endroit. Vous auriez préféré qu’il soit autrement ?
Le sol jonché de gravats géométriques se précipitait vers eux. L’alarme de proximité du scaphandre retentit, indiquant que le sol se rapprochait. Il sentit que le scaphandre s’adaptait autour de lui, se remodelait en prévision de l’opération de surface. Cent mètres. Ils descendaient vers une dalle cristalline, plate : probablement un fragment de la voûte qui s’était écrasé là. Un fragment de la taille d’une salle de bal. La flamme aveuglante du réacteur intégré à son scaphandre se reflétait sur la surface marbrée.
— Coupez le réacteur cinq secondes avant l’impact, dit Sajaki. Pas la peine que la chaleur déclenche une réaction de défense.
— Non, convint Sylveste. Ce n’est vraiment pas la peine.
Il supposa que le scaphandre le protégerait de la chute, mais il dut bander sa volonté pour suivre les instructions de Sajaki, se laisser tomber en chute libre cinq secondes avant que ses pieds n’entrent en contact avec le cristal. Le scaphandre se renfla légèrement, s’entourant d’un bouclier amortisseur. La densité de l’air-gel augmenta, et Sylveste manqua brièvement perdre conscience. Mais, quand l’impact eut lieu, il fut si doux que c’est à peine s’il le remarqua.
Il cilla, se rendit compte qu’il était tombé sur le dos. Génial, se dit-il – très digne. Puis le scaphandre se redressa et il se retrouva debout.
Debout à l’intérieur de Cerbère.
Intérieur de Cerbère, 2567
— Ça fait combien de temps, maintenant ?
— Il y a une journée que nous sommes partis, répondit Sajaki d’une voix qui paraissait ténue, lointaine, alors que son scaphandre n’était qu’à quelques dizaines de mètres de celui de Sylveste. Nous avons encore tout le temps ; ne vous en faites pas.
— Je vous crois, répondit Sylveste. Enfin, une partie de moi vous croit. L’autre partie a des doutes.
— Cette autre partie est peut-être moi, répondit Calvin, tout bas. Parce que je doute, moi, que nous ayons tellement de temps que ça devant nous. C’est possible, mais je pense qu’il ne faut pas compter dessus. Nous en savons trop peu.
— Tu dis ça pour me rassurer ?
— Non, pas du tout.
— Alors, si tu n’as rien de constructif à dire, ferme-la.
Ils étaient à plusieurs kilomètres de profondeur dans la seconde couche de Cerbère. Une profondeur considérable, puisqu’ils avaient parcouru à la verticale une distance plus grande que certaines des plus hautes montagnes de la Terre, mais ils allaient encore trop lentement : à ce rythme-là, ils ne repartiraient jamais à temps, même s’ils atteignaient la destination qu’ils s’étaient fixée. La tête de pont aurait probablement succombé avant aux efforts d’expulsion inlassablement dirigés contre elle par les défenses de la croûte, et elle serait digérée ou recrachée dans l’espace comme un vulgaire pépin.
La seconde couche – le lit de roche sur lequel grouillaient les serpents et dans lequel les troncs qui supportaient la voûte plongeaient leurs racines – avait une topographie cristalline, rigoureusement différente de la structure quasi organique de la surface. Ils devaient se faufiler dans les interstices qui séparaient les formes cristallines entremêlées, telles des fourmis se déplaçant entre des chemins de briques. Ça n’allait pas vite, et les réserves d’énergie de leurs scaphandres s’épuisaient rapidement, tout mouvement vers le bas devant être constamment contrôlé par les réacteurs. Au début, Sylveste avait suggéré qu’ils utilisent leurs grappins de mono-filament afin d’économiser un peu de la masse de réaction, mais Sajaki l’en avait dissuadé : ça aurait aussi beaucoup ralenti leur descente, or la strate qu’ils traversaient faisait des centaines de kilomètres d’épaisseur. De plus, ils auraient été limités à des déplacements strictement verticaux, ce qui aurait fait d’eux des cibles faciles pour d’éventuelles mesures anti-intrusion. C’est pourquoi ils évoluaient la plupart du temps en vol plané, s’arrêtant quand il le fallait pour prélever de petites quantités de matière de Cerbère. La planète n’avait pas encore manifesté d’objection à ces activités vampiriques, et les cristaux contenaient assez d’oligoéléments pour alimenter les réservoirs des réacteurs.
— On dirait que la planète ne sait pas que nous sommes là, nota Sylveste.
— Elle ne le sait peut-être pas, confirma Calvin. Il n’a pas dû venir grand-monde à cette profondeur, aussi loin que remontent ses souvenirs. Les systèmes conçus pour détecter et repousser les intrus se sont peut-être atrophiés à force d’être inutilisés – à supposer qu’il y en ait jamais eu.
— Pourquoi ai-je soudain l’impression que tu essaies de me remonter le moral ?
— Il faut croire que je prends tes intérêts à cœur. (Sylveste imaginait le sourire de Calvin, bien que la simulation ne comportât pas de composante visuelle.) Quoi qu’il en soit, je crois ce que je viens de dire. Je pense que plus nous descendrons, moins nous risquons d’être identifiés comme des éléments indésirables. Regarde le corps humain : c’est dans la peau que la concentration de récepteurs de douleur est la plus forte.
Sylveste se rappela une crampe d’estomac qu’il avait eue après avoir bu trop d’eau glacée au cours d’une promenade en surface, à Chasm City, et s’interrogea sur la pertinence de la remarque de Calvin, si rassurante qu’elle puisse être : rien ne prouvait que tout, dans les profondeurs, serait à moitié endormi, comme si les puissantes défenses de la croûte étaient superflues parce que ce qui se trouvait en dessous ne marchait plus comme l’avaient voulu les Amarantins. Cerbère était-elle un coffre au trésor, solidement verrouillé et brillant comme un sou neuf, mais qui ne contenait plus que des saletés rouillées… et encore, s’il y avait quelque chose dedans ?
Il était inutile de penser de cette façon. Si quelque chose, dans tout ça, avait un sens, si les cinquante dernières années de sa vie, sinon davantage, n’avaient été qu’une chimère, une chimère obsédante, il y avait forcément quelque chose qui valait la peine d’être découvert. Il ne pouvait articuler ce sentiment, mais il n’avait jamais été plus sûr de quoi que ce soit de toute sa vie.
Ils descendirent encore pendant toute une journée. Sylveste dormait en pointillés. Son scaphandre le réveillait lorsqu’il se passait quelque chose qui méritait d’être noté, ou lorsque le décor extérieur changeait au-delà des limites de tolérance prévues et que le scaphandre décidait qu’il valait mieux qu’il soit réveillé pour voir ça. Si Sajaki dormait, Sylveste ne s’en rendait pas compte, mais il mettait cela sur le compte de la physiologie généralement étrange de l’homme ; son sang chargé de droggs, qui se nettoyait constamment ; son esprit configuré par les Mystifs, capable de se passer du recalage normalement effectué par le sommeil. Lorsque la descente était plus facile, ce qui se produisait généralement lorsqu’un puits abyssal se présentait devant eux, ils tombaient à la vitesse maximale d’un kilomètre à la minute. Le retour serait plus rapide, évidemment, parce que les scaphandres sauraient par où ils étaient passés, excluant les changements de structure de Cerbère proprement dits. Cela dit, il n’était pas rare qu’ils descendent de plusieurs kilomètres avant de rencontrer un cul-de-sac, ou un puits trop étroit pour qu’ils s’y engagent en toute sécurité. À ce moment-là, ils remontaient jusqu’au dernier embranchement et tentaient de passer par un autre chemin. Ils procédaient par approches successives, les capteurs de leurs scaphandres étant incapables d’y voir à plus de quelques centaines de mètres, à cause de l’opacité des éléments cristallins. Quoi qu’il en soit, kilomètre après kilomètre, ils progressaient, lentement, baignés par la lumière bleu-vert, malsaine, tombant des cristaux.
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