Graduellement, le caractère des formations s’était modifié. On remarquait, à cet endroit, des éclats de plusieurs kilomètres de diamètre, inébranlables comme des glaciers. Les cristaux étaient solidaires les uns des autres, mais les espaces pareils à des cathédrales et les falaises vertigineuses qui les séparaient donnaient l’impression qu’ils flottaient librement, comme s’ils niaient silencieusement le champ gravitationnel de la planète. Qu’était-ce ? se demanda Sylveste. De la matière inerte, au sens propre du terme, cristalline – ou d’une nature plus bizarre ? Étaient-ce des composants, des éléments d’un mécanisme qui incluait le monde entier, trop vaste pour être contemplé, ou même imaginé ? Si c’étaient des machines, elles devaient exploiter un état brumeux de la réalité quantique, où les concepts comme la chaleur et l’énergie se fondaient dans l’incertitude. En tout cas, ils étaient aussi froids que la glace (c’étaient les capteurs thermiques du scaphandre qui le lui disaient). Pourtant, sous leur aspect translucide, il percevait parfois de terribles mouvements subliminaux, qui évoquaient les entrailles palpitantes d’une pendule entrevues à travers un voile de lucite. Mais, lorsqu’il demanda au scaphandre d’enquêter avec ses sens, les résultats qu’il lui communiqua étaient trop ambigus pour lui être d’un quelconque secours.
Après quarante heures de descente erratique, ils firent une découverte significative : la matrice de cristal se raréfia sur une zone de transition d’un kilomètre de profondeur à peine, dévoilant des puits plus larges et plus profonds que les précédents, et d’un dessein plus apparent. Ils faisaient deux kilomètres de largeur, et chacun des dix puits qu’ils examinèrent tombait à la verticale sur deux cents kilomètres vers un néant convergent. Les parois des puits émettaient la même lueur verte légèrement nauséeuse que les éléments de cristal, et ils frémissaient d’un mouvement contenu, sous-jacent, identique, suggérant qu’ils faisaient partie d’un mécanisme similaire, même s’ils remplissaient des fonctions très différentes. Sylveste se rappela ce qu’il savait des pyramides d’Égypte : elles étaient creusées de puits qui avaient été imposés par la technique de construction ; des issues de sortie pour les ouvriers qui scellaient les tombes de l’intérieur. Peut-être s’agissait-il de quelque chose de comparable, à moins que les puits n’aient jadis servi à évacuer la chaleur de moteurs maintenant apaisés.
C’était une découverte providentielle : elle devait leur permettre d’accélérer considérablement leur descente. Cela dit, elle n’était pas sans inconvénients. Coincés entre les parois linéaires du puits, ils n’auraient nulle part où chercher refuge en cas d’attaque, et seulement deux directions de fuite possibles. Et pourtant, s’ils attendaient davantage, ils risquaient d’être emprisonnés dans Cerbère lorsque la tête de pont lâcherait. Ce n’était pas un destin plus enviable. Ils se risquèrent donc à prendre les puits.
Ils ne pouvaient se contenter de se laisser tomber. Ç’avait été possible lorsque la distance verticale n’était que d’un kilomètre à peu près, mais la seule dimension de ces puits posait des problèmes inattendus. Ils constatèrent qu’ils étaient mystérieusement attirés vers les parois et devaient effectuer des jets de poussée correctrice afin de ne pas être projetés contre les falaises de jade malsain. C’était la force de Coriolis, évidemment : la même force fictive qui incurvait les vecteurs du vent dans les cyclones, à la surface d’une planète en rotation. Ici, la force de Coriolis les empêchait de descendre en ligne droite, puisque Cerbère était en rotation, et Sylveste et Sajaki devaient compenser le moment angulaire excessif à chaque mouvement qui les rapprochait du noyau. Cela dit, par rapport à la lenteur de leur progression antérieure, c’était très satisfaisant.
Ils avaient parcouru près d’une centaine de kilomètres lorsque l’attaque commença.
— Ça bouge, dit Volyova.
Dix heures avaient passé depuis qu’elles avaient quitté le gobe-lumen. Elle était vidée, bien qu’elle ait plus ou moins dormi pendant quelques heures, sachant qu’elle aurait bientôt besoin de toute son énergie. Mais ça n’avait pas servi à grand-chose. Il aurait fallu davantage que ces brèves intermèdes d’inconscience pour alléger la tension physique et mentale accumulée au cours des derniers jours. Elle était pourtant bien réveillée, à présent, comme si son organisme, sur le point de craquer, s’était rabattu sur une mare stagnante d’énergie de réserve. Ça ne durerait sans doute pas, et elle le paierait d’autant plus cher quand elle aurait épuisé ce recours, mais pour le moment elle se réjouissait d’être aussi alerte, même si c’était transitoire.
— Qu’est-ce qui bouge ? demanda Khouri.
D’un mouvement de menton, Volyova lui indiqua les voyants qu’elle avait suscités sur la console en forme de fer à cheval d’un blanc aveuglant.
— Qu’est-ce que ça pourrait être sinon ce foutu bâtiment ?
— Que se passe-t-il ? demanda Pascale entre deux bâillements.
— Nous avons des ennuis, répondit Volyova. (Ses doigts dansaient sur le clavier afin d’afficher d’autres données, bien qu’elle n’ait pas vraiment besoin de vérifier : les mauvaises nouvelles charriaient leur propre confirmation.) Le gobe-lumen est reparti. Ça veut dire deux choses, aussi ennuyeuses l’une que l’autre : une, le Voleur de Soleil a dû réinstaller les principaux systèmes que j’avais neutralisés avec Ankylose…
— Bah, nous avons eu dix heures, ce n’est pas si mal. Au moins, nous avons pu arriver jusqu’ici.
Pascale indiqua l’écran le plus proche, sur lequel la navette était figurée à plus du tiers de la distance qui séparait le bâtiment de Cerbère.
— Et l’autre nouvelle ? demanda Khouri.
— Eh bien, ça implique que le Voleur de Soleil a probablement acquis assez d’expérience maintenant pour manipuler la propulsion. Jusque-là, il se contentait d’en explorer prudemment les possibilités, de peur d’endommager le vaisseau.
— Bon. Et alors ?
Volyova indiqua l’écran.
— Supposons qu’il maîtrise maintenant parfaitement la propulsion et qu’il en connaisse les limites. Le vecteur actuel du vaisseau le place sur une trajectoire d’interception avec nous. Le Voleur de Soleil essaie de nous atteindre avant que nous ne rejoignions Dan, ou que nous n’arrivions à la tête de pont. Nous formons une cible trop petite, pour l’instant : les armes à rayon se disperseraient trop pour nous atteindre, et nous pourrions éviter tous les projectiles sous-relativistes rien qu’en exécutant un schéma d’esquive aléatoire, mais nous serons d’ici peu à distance de tir meurtrier.
— Dans combien de temps, au juste ? Nous devrions avoir une avance confortable, non ? demanda Pascale en fronçant les sourcils.
Ce n’était pas son expression la plus plaisante, mais Volyova se garda de manifester son agacement.
— Oui, mais rien n’empêcherait le Voleur de Soleil de pousser l’accélération du gobe-lumen à des dizaines de g, des accélérations que nous ne pourrions pas supporter sans nous trouver réduites en purée. Ce n’est pas un problème pour lui ; il n’y a rien de vivant à bord de ce bâtiment, à part ce qui marche à quatre pattes, détale en couinant et fait un tas de saletés quand on tire dedans.
— Et le capitaine, peut-être, ajouta Khouri. Sauf que je pense qu’il ne sera plus longtemps à prendre en considération.
— Je vous ai demandé de combien de temps nous disposions, rappela Pascale.
— Avec un peu de chance, nous devrions arriver sur Cerbère, répondit Volyova. Mais ça ne nous laisserait pas beaucoup de loisirs pour fouiner et réfléchir. Nous serions obligées d’entrer profondément dans la planète, ne serait-ce que pour éviter les armes du bâtiment. Votre mari avait peut-être tout compris depuis le début, ajouta-t-elle en allant chercher très loin, au fond d’elle-même, une sorte de ricanement amer. Si ça se trouve, il est plus en sûreté que nous, en ce moment. Provisoirement, du moins.
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