Certaines zones des cristaux se mirent à briller un peu plus intensément que d’autres, et des schémas apparurent sur les parois du puits. Des schémas tellement vastes que Sylveste ne les reconnut pas tout de suite pour ce qu’ils étaient : d’énormes formes graphiques amarantines. Ce n’était pas seulement une question de taille, à vrai dire, mais aussi le fait qu’elles différaient sensiblement de toutes celles qu’il lui avait été donné de voir. C’était un langage quasiment différent. Dans un éclair d’intuition, il comprit qu’il contemplait le langage utilisé par les Bannis, la tribu qui avait suivi le Voleur de Soleil en exil dans les étoiles. Des dizaines de milliers d’années séparaient cette écriture de tous les exemples qu’il avait eu l’occasion de voir, ce qui rendait encore plus miraculeux le fait qu’il parvenait à en extraire un sens.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Calvin.
— Que nous ne sommes pas les bienvenus. Pour dire les choses aimablement, répondit Sylveste, à moitié surpris que les formes graphiques lui parlent.
Sajaki avait saisi leur échange silencieux.
— Que disent-ils, exactement ?
— Ils disent que ce sont eux qui ont fait ce niveau, répondit Sylveste. Que ce sont eux qui l’ont construit.
— Eh bien, fit Calvin, tu avais raison, finalement : cet endroit était bien l’œuvre des Amarantins.
— En d’autres circonstances, je dirais que ça s’arrose, répondit distraitement Sylveste, fasciné par ce qu’il lisait, par les pensées qui surgissaient dans son esprit.
Il avait souvent éprouvé ce sentiment, quand il était plongé dans la traduction de l’écriture amarantine, mais jamais avec cette aisance, cette impression de certitude totale et absolue. C’était exaltant, et assez terrifiant.
— Continuez, je vous en prie, insista Sajaki.
— Il n’y a pas grand-chose à ajouter : c’est un avertissement. Ça nous interdit d’aller plus loin.
— Ce qui veut probablement dire que nous approchons de ce que nous sommes venus chercher.
Sylveste avait la même conviction, mais il ne pouvait la justifier.
— L’avertissement dit qu’il y a quelque chose, plus bas, que nous ne devrions pas voir, poursuivit-il.
— Voir ? C’est ce que ça dit, littéralement ?
— La pensée des Amarantins est très visuelle, Sajaki. Quoi que ce soit, ils ne veulent pas que nous en approchions.
— Ce qui suggère que ça a une valeur, quoi que ce soit. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Et si c’était vraiment une mise en garde ? demanda Calvin. Pas une menace, mais… et s’ils nous imploraient sincèrement, avec véhémence, de rester à l’écart. Tu ne peux pas dire, d’après le contexte, si c’est ça ?
— J’y arriverais peut-être si c’était la graphie amarantine conventionnelle, répondit prudemment Sylveste.
En réalité, il pensait exactement comme Calvin, mais il n’avait aucun moyen d’expliquer ce sentiment. Cela dit, il ne le repoussa pas, au contraire : il se demanda ce qui aurait pu inciter les Amarantins à lancer cet avertissement. Que pouvait-il exister de tellement mauvais que ça devait être confiné dans un fac-similé de monde et défendu par les armes les plus terrifiantes à la disposition d’une civilisation ? Il devait s’agir d’une chose véritablement indicible, pour qu’on ne puisse tout simplement pas la détruire. Quel genre de monstre avaient-ils créé ?
Ou découvert ?
La pensée s’insinua en lui, et ce fut comme si elle s’encastrait avec précision dans un trou vacant de son esprit. Comme si elle y était à sa place : La tribu du Voleur de Soleil a trouvé quelque chose, très loin, aux confins du système. Ils ont trouvé quelque chose.
Il pesait encore la certitude de ce sentiment lorsque la plus proche des formes graphiques se détacha du puits, laissant un vide à l’endroit où elle se trouvait une seconde plus tôt. D’autres suivirent ; des mots entiers, des phrases quittèrent la paroi du puits et se dressèrent au-dessus d’eux, aussi vastes que des bâtiments, les entourant, Sajaki et lui, avec une patience d’oiseau de proie. Ils flottaient en apesanteur, suspendus par un mécanisme invisible, impossible à discerner même par les scaphandres, sans fluctuation gravitationnelle ou magnétique. Pendant un moment, Sylveste fut stupéfié par la pure étrangeté de ces objets, puis il comprit qu’une sorte de logique incontestable était enjeu. Quoi de plus raisonnable qu’un message d’avertissement qui s’appliquait lui-même lorsqu’on le transgressait ?
Soudain, l’heure ne fut plus à la considération détachée.
— Défenses du scaphandre sur automatique, ordonna Sajaki, sa voix montant d’une octave par rapport à son calme implacable coutumier. Je crois que ces choses cherchent à nous broyer !
Comme s’il avait vraiment besoin de le dire…
Les mots flottants, qui formaient une sphère autour d’eux, entreprirent une spirale qui allait en se refermant. Sylveste laissa faire son scaphandre, et des boucliers visuels s’interposèrent pour le protéger contre l’éclat des explosions de plasma qui auraient pu lui fondre la rétine. Tous les modes de commande étaient temporairement suspendus. Tant mieux : la dernière chose dont son scaphandre avait besoin était qu’un être humain tente de faire son travail mieux que lui. Même sous la protection des boucliers denses, la vision de Sylveste était embrasée par des feux d’artifice, des événements photoniques qui activaient ses circuits, et il imaginait les radiations multi-spectrales intenses, susceptibles de le carboniser, qui devaient se déchaîner sur la peau de son scaphandre. Il enregistra des mouvements soudains, des poussées apparentes vers le haut, vers le bas, si brutales qu’il perdait et reprenait connaissance par intermittences, comme un train enfilant une série de courts tunnels de montagne. Il supposa que son scaphandre essayait de fuir mais que chacune de ses décélérations écrasantes était contrecarrée.
Il finit par s’évanouir pour de bon. Et pour longtemps.
Volyova accrut la poussée de la navette jusqu’à ce qu’elle frôle les quatre g d’accélération régulière, avec des embardées intermittentes programmées pour le cas où le gobe-lumen leur balancerait des cinétiques. Elles ne pouvaient en supporter davantage sans scaphandre protecteurs, ou tabards [2] Tabard : Manteau court et ample, à fentes latérales, porté au Moyen Âge par dessus l’armure ou la cotte de maille. (N.d.Scan.)
. C’était très désagréable, surtout pour Pascale, qui était encore moins habituée à ce genre de chose que Khouri. Autant dire qu’elles ne pouvaient quitter leur siège, et que les mouvements de leurs bras étaient limités au minimum. Mais, au bout d’un moment, elles réussirent à parler, et même à tenir une conversation à peu près cohérente.
— Vous lui avez parlé, n’est-ce pas ? demanda Khouri. Au Voleur de Soleil, je veux dire. Je l’ai vu à la tête que vous faisiez quand vous nous avez sauvées des rats, dans l’infirmerie. J’ai raison, hein ?
Volyova répondit d’une voix légèrement étranglée, comme si on lui serrait lentement le cou :
— Si votre histoire m’avait inspiré le moindre doute, il aurait disparu à l’instant où j’ai vu son visage. J’ai tout de suite eu la certitude d’être face à quelque chose de radicalement étranger. Et j’ai commencé à comprendre ce que Boris Nagorny avait dû endurer.
— Ce qui l’a rendu fou, vous voulez dire.
— Croyez-moi, si j’avais eu ça dans la tête, je crois que j’aurais fini comme lui. Ce qui m’inquiète, par ailleurs, c’est qu’un peu de Boris a pu corrompre le Voleur de Soleil.
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