— C’est peut-être le cas, répondit Pascale. Quoi qu’il en soit, je veux entendre ce que vous avez à dire. Tout.
— D’accord, d’accord, fit Khouri en se tortillant sur sa couchette, essayant sans doute de faire ce que Volyova faisait depuis une bonne heure au moins : alléger la pression sur les escarres qu’elle avait déjà un peu partout. Leurs machines ont bien travaillé pendant quelques centaines de millions d’années, répéta-t-elle. Et puis ça s’est gâté. Elles ont commencé à se détraquer. Elles ne fonctionnaient pas aussi efficacement que prévu. Des civilisations intelligentes ont commencé à émerger, qui auraient, normalement, été étouffées dans l’œuf.
Un observateur aurait lu sur le visage de Pascale qu’elle venait de faire le lien.
— Comme les Amarantins…
— Exactement, acquiesça Volyova. Ce n’est pas la seule civilisation qui est passée au travers, mais il se trouve que les Amarantins étaient nos voisins, dans la galaxie, et c’est pourquoi leur sort a eu un tel impact sur nous. Il n’y avait peut-être pas de système Inhibiteur pour surveiller Resurgam, soit qu’il n’ait jamais existé, soit qu’il ait cessé de fonctionner depuis longtemps lorsqu’ils accédèrent à l’intelligence. Quoi qu’il en soit, leur civilisation a, plus tard, fait la conquête de l’espace interstellaire sans attirer l’attention des Inhibiteurs.
— Le Voleur de Soleil.
— Oui. Il a emmené les Bannis avec lui dans l’espace et les a changés, biologiquement et mentalement, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus grand-chose à voir, en dehors de la lignée et du langage, avec les Amarantins qui étaient restés chez eux. Ensuite, bien sûr, ils ont exploré leur système solaire jusqu’à ses confins, et plus tard, au-delà.
— Et ils ont trouvé… ça, fit Pascale avec un mouvement de menton en direction de Cerbère et Hadès. C’est ce que vous voulez dire ?
Khouri opina du chef, et elle entreprit de leur raconter le reste ; le peu qu’il y avait à raconter.
Sylveste tombait, tombait sans cesse, prenant tout juste la peine de noter le passage du temps. Il arriva finalement à un point où il avait bien deux cents kilomètres de puits au-dessus de la tête. Il n’avait plus que quelques kilomètres à parcourir. Des lumières clignotaient sous ses pieds, des lumières disposées comme des constellations, et l’espace d’un instant il imagina qu’il était allé beaucoup plus loin que cela ne paraissait possible, que ces lumières étaient bel et bien des étoiles et qu’il était sur le point de ressortir de Cerbère. Mais cette pensée fut balayée aussitôt, dans la seconde où elle lui passait par l’esprit. Il y avait quelque chose d’un tout petit peu trop régulier, d’un petit peu trop déterminé dans la façon dont les lumières étaient alignées. C’était l’expression d’une volonté consciente, d’une intelligence.
Il sortit du puits et se retrouva dans le vide, exactement comme il était sorti de la tête de pont, il y avait une éternité de cela. Et comme l’autre fois, il se retrouva en chute libre dans un vide phénoménal, mais cet espace semblait beaucoup plus vaste que celui qui s’étendait juste sous la croûte. La voûte, au-dessus de sa tête, n’était pas soutenue par des troncs convulsés montant d’un sol de cristal, et il doutait qu’elle le soit au-delà de la courbure de l’horizon. Il y avait pourtant bien un sol, en dessous de lui, et si la voûte n’était pas supportée, le monde-à-l’intérieur-du-monde flottait peut-être librement au centre, maintenu par l’invraisemblable contrepoids de sa propre chute gravitationnelle, ou par quelque autre mécanisme qui passait l’imagination. En tout cas, Sylveste chutait maintenant vers le sol étoilé, des dizaines de kilomètres plus bas.
Sylveste n’eut aucun mal à retrouver le scaphandre de Sajaki à partir du moment où il eut amorcé sa descente solitaire. Son propre scaphandre, toujours fonctionnel, fit tout ce qu’il fallait : il se verrouilla sur la signature de son compagnon abattu (dont quelque chose avait dû, par conséquent, survivre) et guida la chute de Sylveste, le faisant descendre à quelques dizaines de mètres seulement de l’endroit où l’autre s’était écrasé. Le choc avait été rude ; c’était évident. Et inévitable, compte tenu du fait qu’il était tombé en chute libre d’une hauteur de deux cents kilomètres. Il semblait s’être partiellement enfoncé dans le sol métallique avant de rebondir. C’était ainsi qu’il avait trouvé sa position de repos finale, face contre terre.
Sylveste ne s’attendait pas à le retrouver vivant, mais la déformation de son scaphandre avait tout de même quelque chose de choquant ; on aurait dit une marionnette sur laquelle se serait acharné un enfant particulièrement cruel. Le scaphandre était fendu, entaillé et maculé de taches, dégâts qui s’étaient probablement produits pendant la bataille et la chute consécutive, alors que la force de Coriolis le projetait de façon répétée contre les parois du puits.
Sylveste le retourna sur le dos à l’aide de la force amplificatrice de son scaphandre. Il savait que ce qui l’attendait ne serait pas plaisant, mais il savait aussi qu’il devait le supporter avant de poursuivre ; il fallait qu’il referme ce chapitre mental. S’il avait éprouvé quoi que ce soit pour Sajaki, c’était de l’antipathie ; une antipathie un peu mitigée de respect pour son intelligence et pour l’obstination butée, bornée, avec laquelle il l’avait poursuivi pendant des dizaines d’années. Ça n’avait rien à voir, même de loin, avec de l’amitié ; ce n’était que l’appréciation de l’homme de l’art pour un mécanisme qui faisait exceptionnellement bien son travail. Voilà ce qu’était Sajaki, se disait Sylveste : un instrument bien affûté, admirablement adapté à une fonction – une seule et unique fonction.
Il y avait une fente large comme le pouce dans la visière du scaphandre. Quelque chose força Sylveste à s’agenouiller auprès de lui, à approcher sa tête de celle du mort.
— Je regrette que ça se soit terminé comme ça, dit-il. Je ne peux pas dire que nous ayons jamais été amis, Yuuji, mais je crois qu’en fin de compte, vous vouliez autant que moi voir ce qui nous attendait ici. Je pense que vous n’avez pas été déçu.
Et puis il vit que le scaphandre était vide. Il n’avait jamais été autre chose qu’une coquille vide.
Voici ce que savait Khouri.
Des milliers d’années après leur exil de la branche principale de la civilisation amarantine, les Bannis étaient arrivés à la limite du système solaire. Leur progression avait été lente ; c’était dans la nature des choses : non seulement ils avaient des limites technologiques à vaincre, mais encore ils devaient surmonter les contraintes de leur propre psychologie, barrière non moins impérieuse.
Les Bannis avaient un moment conservé l’instinct de meute de leurs frères. Ils avaient évolué en une société qui dépendait fortement de modes visuels de communication ; hautement organisée en vastes collectivités, où l’individu avait moins d’importance que le groupe. Isolé, un Amarantin connaissait une sorte de psychose ; l’équivalent d’une privation sensorielle massive. Même les petits regroupements ne suffisaient pas à apaiser cette terreur. Autant dire que la culture amarantine offrait une grande stabilité et une forte résistance aux complots et autres trahisons. Mais, compte tenu de leur structure, leur isolement même condamnait les Bannis à une sorte de folie.
Ils en prirent leur parti. Et surent en tirer profit. Ils changèrent ; ils cultivèrent la sociopathie. En l’espace de quelques centaines de générations à peine, les Bannis cessèrent complètement d’être un peuple pour se fragmenter en des douzaines de clans spécialisés chacun dans une branche particulière de la folie. Ou dans ce qui aurait été considéré comme de la folie par ceux qui étaient restés chez eux…
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