Vaincu, je soupire en m’efforçant de ne pas avoir l’air impressionné :
— Correct, Gloria.
Elle finit de baratiner son dabe et raccroche, transportée d’allégresse.
— Oh ! Tony chéri, comme je suis heureuse !
Et moi donc !
— Vous avez parlé à votre papa de l’agression de cette nuit ?
Son visage redevient grave.
— Grand Dieu, non ! Avec son pauvre cœur malade, cette nouvelle lui aurait provoqué une nouvelle crise.
Elle rejette le drap à coups de talons et déclare :
— Nous allons nous occuper de votre garde-robe, chéri. J’ai toujours rêvé d’habiller un beau garçon !
Me dire ça à moi !
À moi qui ai déshabillé tant de belles filles !
Moi, vous me connaissez… J’adore les voyages, c’est dans ma nature et mon horoscope.
Le surlendemain, c’est le big départ. J’ai téléphoné à M’man pour l’affranchir un brin ! Pas douée en géo, qu’elle est, ma Félicie. Les Galápagos ou l’île des Cygnes, pour elle, c’est bonnet-blanc et blanc-bonnet. Elle me recommande de ne pas prendre froid ; je lui promets et après la bibise miauleuse d’usage, je raccroche.
On y va en saut de puce, à Konkipok. Nice-Paris, puis Paris-Mexico. Ensuite Mexico-Quito où nous frétons un petit coucou d’amoureux pour le port de Guayaquil. Ça nous prend deux jours, ce vagabondage par-dessus océans et continents. À Guayaquil, un des yachts d’Okapis nous attend. Il en a seize, de tonnages différents. Il nous a dépêché son plus grand. Ah ! mes loutes, je voudrais que vous vissiez cette coquille ! On ne peut aller plus loin dans le luxe ! Ou alors, c’est plus cher ! Le barlu est peint en bleu ciel. Le pont est laqué rose praline. Les matelots sont habillés en blanc et rose et leur uniforme ravirait M. Maurice Lehmann, le directeur du Châtelet. Le futal s’arrête au mollet, comme les bermudas, et il est blanc avec une bande rose. La casaque rose est flottante, avec des poignets garnis de dentelle blanche. Un « O » (l’initiale d’Okapis) est brodé devant et derrière. Quant au béret, il ressemble à celui des gondoliers vénitiens et il est à rayures blanc et rose. Y a que la tenue du capitaine qui diffère. Lui, il est loqué d’une espèce de redingote empire bleu roi. Il porte un grimpant rose, des bottes de cuir verni noires, une chemise blanche à jabot et un képi noir orné d’une plume d’autruche. Ravissant ! Y a qu’à Hollywood qu’on peut voir ça. Je regrette pas d’avoir emporté mon Rolleiflex. En Gevacolor, que je les portraitise, les mecs de l’équipage. O combien de marins, combien de capitaines aimeraient avoir la tenue et la solde de ces braves gens !
L’intérieur du barlu est un enchantement. Les coursives sont tendues de soie rose, chaque porte est en palissandre avec des peintures en or massif. Par terre, point de la classique moquette ! Du Téhéran, mesdames ! Les cabines sont meublées en Louis XVI d’époque et il y a un Rembrandt dans chacune d’elles. Faut avoir les moyens, non ? Ça ne vous époustoufle pas ? Alors je continue la description du bâtiment. Les salles de bains sont en marbre avec une tuyauterie de platine… Et là ? Vous criez pas au charron ? Ce que vous devenez durailles à épater, vous, alors ! Est-ce que vous me balanceriez votre slip à travers la figure si je me hasardais à vous dire que la piscine du bord est taillée dans une émeraude ? Ah ! tout de même ! Eh bien non, elle est seulement en pâte de verre de Murano. Mais l’échelle est en or incrusté de diamants, ça je vous le jure sur la tête de votre petit frère, pas le demeuré qui est dernier de sa classe, çui qui a eu les oreillons en nourrice !
Sur le pont, il n’y a pas les classiques transats, mais des bergères Louis XV. Je commence à me féliciter d’avoir accepté la proposition de Gloria.
— Ravissant bateau, n’est-ce pas ? me demande-t-elle en entrant dans ma cabine, laquelle est contiguë à la sienne.
Je lui fignole une galoche façon croisière.
— Une pure merveille, mon petit cœur.
— Quelle merveilleuse lune de miel nous allons passer, s’extasie-t-elle en se suspendant à mon cou.
In petto, je regrette un chouïa de n’avoir pas une partenaire plus pin-up à me mettre sous le Rasurel. Notez qu’elle est pas tarderie à proprement causer, Gloria. J’en connais qui n’auraient pas honte de l’accrocher à leur palmarès. Par un après-midi pluvieux ou dans un chalet de haute montagne, on aurait même du plaisir à lui faire les cent dix-neuf coups de tringle. Seulement elle a pas le gabarit croisière de luxe, comprenez-vous ? Avec ses flûtes trop maigrichonnes et sa poitrine partie sans laisser l’adresse de Scandal, le décarpillage public la désavantage. Elle, ce qui lui convient, c’est le futal-fuseau et le pull à col roulé, nature ! Bref, faut la compléter avec les laines du pingouin, quoi ! Elle a le châssis, mais la carrosserie manque d’aérodynamisme, pour nous résumer. Vous pigez ?
Enfin, comme c’est la fille Victis, on passe sur bien des choses, y compris sur elle !
Je me loque en touriste super-luxe. Pantalon de lin blanc, chemisette de soie blanche, blazer de flanelle blanche avec un bath écusson qui représente un lion en train de faire sa fête à un boa sur fond d’incendie. Ça égaie. La môme Gloria a insisté pour que je m’offre une gâpette de yachtman, mais j’ai pas voulu. Quand on a mon physique de Roméo, on n’a pas besoin de se déguiser en employé du gaz pour plaire aux Juliettes.
M’étant ainsi fait beau, je grimpe sur le pont en compagnie de ma pseudo-fiancée. Le fils aîné d’Okapis nous attend. C’est lui qui est chargé de convoyer les passagers jusqu’à l’îlot paternel. C’est un petit macaque brun, au teint bistre, avec des cheveux frisottés, du poil aux oreilles, de gros sourcils touffus et un regard légèrement bigleux. Il a des bras de bossu, trop longs pour son buste étroit, mais c’est plus commode pour saisir son chéquier dans sa poche à revolver. Il saura faire son métier de milliardaire, plus tard, quand les pétroliers de papa auront suffisamment sillonné les mers.
En tout cas son vieux lui a fait enseigner les belles manières par des mecs compétents, car il nous reçoit avec une grande maestria. Par câble, il a appris que Gloria amenait son fiancé et il s’en déclare ravi. Il me questionne sur mes activités. Je lui réponds que je suis un grand écrivain français et que je publie mes ouvrages sous le pseudonyme de Jacques Chabannes, ce qui ne laisse pas que de l’impressionner.
L’arrivée d’une vieillarde met fin à notre entretien. C’est une grande dame toute ridée (tellement ridée que si on repassait sa figure elle triplerait de surface) et poudrée avec une sulfateuse mal nettoyée car elle a des reflets verts. Elle porte une robe noire garnie de dentelle qui contraste avec les couleurs fondantes du navire. Présentation, c’est la reine-vioque de Brabance. Elle nous tend sa main à baiser. Et on plonge, Homère Okapis et moi pour la courbette Grand Siècle améliorée yéyé.
J’ai idée que si tous les invités d’Okapis sont de ce tonneau, la fiesta crémaillère, ça va pas être du nougat ! Pourtant, comme je suis un garçon bien élevé, je me lance dans la converse édifiante avec Sa Majesté. Ma première reine mère, dites, je veux pas la rater. On cause tous les deux de l’article 24 bis de la constitution de la Brabance qui prévoit qu’en cas de mauvais temps un Premier ministre a le droit de dissoudre l’Assemblée. Puis on passe au paragraphe II de l’article 189 dans lequel il est dit que tout condamné à mort a le droit de faire une cure à Vichy avant son exécution. La reine en retraite n’en revient pas de mon savoir. Pour un étranger, c’est rarissime, des connaissances pareilles, faut convenir ! J’ai ligoté tout ça l’autre jour chez le dentiste en attendant mon tour. Comme quoi, on peut se faire plomber une molaire sans perdre son temps, hein ? Combien de gens ont complété leur éducation dans des salons d’attente ! Il y aurait une thèse à écrire là-dessus ! Dans le fond, la véritable instruction, c’est les gens qui font de l’arthrite dentaire qui la détiennent.
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