À la téloche ils donnent un documentaire formide sur les îles Fidji. Jamais je ne me suis rendu compte, autant qu’à cet instant, à quel point j’enquiquine les îles Fidji. J’apprendrais qu’elles viennent de se désintégrer, ça ne me ferait même pas lever les sourcils d’un millimètre.
Où est Marie-Marie ?
Est-elle vivante ou morte ?
Des visions m’assaillent. Je ferme les yeux…
— Tu devrais monter te coucher, Antoine.
Car chez nous, on « monte » encore se coucher. Ultime privilège des pavillons de banlieue dévorés par les immeubles tentaculaires.
— C’est ça, M’man, bonne nuit.
Une bise, deux bises… Elle sent l’eau de Cologne, Félicie.
Les marches garnies d’un maigre tapis craquent sous moi comme si j’arpentais un galetas plein de noix sèches. Dans le couloir du haut, au-dessus d’une console de faux marbre en faux Louis XV, y a la photo de mon Vieux.
Un vieux qui ne s’est pas fait vieux. V’là que je le rattrape mine de rien. Sur le cliché, il a le regard morose, papa. On dirait qu’il regarde l’avenir et qu’il y découvre les brumes où va s’engloutir son destin. M’man prétend que je lui ressemble. Je trouve pas. M’est avis qu’elle y est pas allée avec le dos de la cuiller pour le somnifère, ma vieille ! J’ai les stores qui se baissent malgré moi. Je pousse la lourde de ma piaule. Mon lit renifle la lavande et la chambre garde toujours des relents de cire fraîche. Je me déloque par cœur. Mes gestes se caramélisent de plus en plus. Ouf, mon plumard !
Au beau milieu d’un rêve confus, la voix de Maman :
— Antoine, mon Grand, réveille-toi !
En bon fils obéissant, je me conjure de soulever mes paupières. Vous parlez d’un boulot ! Je remonterai à la main le rideau de fer d’un magasin, ça serait moins pénible et plus rapide.
La silhouette familière de ma Félicie, dans son peignoir violet. La chère image a du mal à se fixer sur ma rétine embrumée. Elle tremble un peu, indécise… La lumière rosâtre du lampadaire cafarde dans le fond de la pièce. Je me désenglue doucement. Quelque part, dans un recoin de ma gamberge, mon rêve subsiste. Je vois un train de nuit au couloir désert, garni d’affiches de la S.N.C.F. qui promettent des Pyrénées fabuleuses aux gars du Massif central et des monts d’Auvergne enthousiasmants à des Pyrénéens.
M’man se précise, arrache mes lambeaux de rêve pour s’installer dans une monstrueuse réalité, pleine brusquement de l’absence de Marie-Marie. Rien de plus débectant en ce monde que de se déboucher de la conscience sur une aube calamiteuse.
Je me fourbis les lampions. Déjà le matin ! Pourtant je n’éprouve pas la sensation d’avoir beaucoup dormi. Il y a en moi une grande misère originelle.
— Quelle heure est-il, M’man ?
— Une heure. Lève-toi, M. Pinaud est en bas, qui veut te parler.
Je bredouille : « Pinaud », d’un ton incertain, comme si ce nom n’évoquait rien pour moi.
— Oui, mon chéri : M. Pinaud.
Compatissante, elle soupire :
— Et moi qui t’avais fait prendre trois comprimés de « Somnofladingue »…
Je me lève par étape. Ce que je voudrais être cosmonaute pour ne plus subir la rigoureuse loi de la pesanteur. Chaque geste nécessite un effort inouï. Tout s’est solidifié dans ma carcasse, à cause de cette vacherie de somnifère.
Félicie m’aide. Elle me tire par le bras pour me faire lever, me passe ma robe comme elle devait, jadis, m’enfiler mes brassières.
— Tu veux un verre d’eau, Antoine ?
— Non, merci. Je préférerais du caoua.
Allons, Lazare, lève-toi et marche…
De nuit, l’escalier ne craque plus de la même façon. Ses gémissements sont plus graves, plus brefs. P’pa me regarde passer depuis son cadre, l’œil de plus en plus soucieux. J’éprouve le contact familier de la rampe sous ma main. À force d’être encaustiquée et peau-de-chamoisée par ma vieille, son bois est devenu doux comme de la peau de ventre.
Le camarade Pinaud m’attend dans la salle à manger devant un verre de Chartreuse verte. Il est en tenue de pêche. Vêtements de toile imperméabilisée, bottes de caoutchouc noir émaillées de rustines rouges, chapeau de cuir… Il a l’œil en clé de sol, la cigarette-cloporte vissée sous la moustache, et une stalactite brillante lui pend au pif.
— Je te croyais en vacances ? grommelé-je en guise de bonjour.
La Vieillasse a un sourire maigre.
— J’étais. Seulement Béru m’a téléphoné à l’hôtel des Cheminots où je séjourne. Je rentrais de la pêche. Une carpe de six livres. À la pomme de terre ! Cette gredine, je ne pensais jamais l’avoir, monté fin comme j’étais ! Sans épuisette je ne la ramenais pas !
Je me laisse tomber sur un siège.
— Si elle t’avait entendu, cette conne, jamais elle ne se serait fait prendre, car elle aurait trop bâillé pour mordre à ton hameçon. C’est pour me raconter tes prouesses pécheresses que tu me réveilles en plein noye, dis, La Relique ?
Le Débris secoue sa tête de brochet malade.
— Je suis rentré à cause de cette affaire. Les Bérurier sont en pleine dépression. Berthe a déjà cassé tout son service à vaisselle sur la tête d’Alexandre-Benoît en le traitant d’assassin.
« Le beau service : celui de leur mariage qui est en Sèvres-Babylone décoré main. Elle finissait le couvercle de la soupière quand je suis arrivé. J’ai dû conduire le Gros à la pharmacie de nuit pour le faire panser.
— Ensuite ? ex-abrupté-je.
Je me sens mal lucide, mais déjà d’une humeur de concierge dont la télévision serait en panne.
Pinuche yoyote de la stalactite en reniflant à plusieurs reprises.
— Veux-tu que je te dise, mon cher ? articule-t-il en me défrimant hardiment : tu me dévisses ! Vous me dévissez tous !
— C’est-à-dire ?
— Ce petit trésor a disparu dans des circonstances extravagantes, énonce l’Appliqué. Ce qu’apprenant, je laisse tomber mes cannes à pêche, ma carpe, mon dîner et qui plus est M me Pinaud pour accourir à la rescousse, non que je préjuge de mes qualités policières, tu connais ma modestie, mais je pensais que mon devoir d’ami…
— Achève et prends mon sang ! déclamé-je.
Le carpicide sifflote son godet de Chartreuse.
— Je me rue donc ici à soixante-dix de moyenne au moins, reprend le Détritus, prêt à vous prêter main-forte, et que trouvé-je ? Un Bérurier sur la crâne duquel on brise des assiettes et un Commissaire San-Antonio dormant comme un bienheureux. Mais saperlipopette, si j’ose me permettre ce juron étant donné que ta chère maman n’est pas présente, saperlipopette, vous n’avez donc plus le moindre ressort pour renoncer de la sorte !
Le reproche froidement assené me fait à l’âme un hématome large comme un couvercle de lessiveuse. Les griffes de la honte labourent mon honneur comme les serres de l’aigle le flanc de l’agnelet qu’il emporte [5] Cette phrase dont la beauté architecturale n’échappera à personne est destinée à ceux d’entre mes lecteurs qui font une collection de métaphores.
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— Qui te parle de renoncement, Banane ! Je me suis zoné parce que j’étais mort de fatigue et de chagrin.
— L’action distrait la peine mieux encore que le sommeil, affirme l’Objecteur de Confiance, et elle est plus productive. Ça n’est pas en te gavant de sédatifs que tu retrouveras Marie-Marie !
Les quatre syllabes m’éclaboussent le cœur.
— Va t’habiller, San-A., on retourne là-bas !
— Où çà ?
— Dans la forêt, pardine…
Une sereine odeur de café frais en provenance de la cuisine achève de me requinquer.
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