— Nous devons être signalés depuis un bon moment déjà, déclare Horry Zonthal, et je gage que la police ne va pas tarder à apparaître, mais j’espère toutefois que nous atteindrons la demeure de notre correspondant à temps ; la rue Moussah Râzzé est à deux pas.
— Vous comptez vraiment que votre correspondant saura nous tirer d’affaire ?
— Elle est très efficace, dit-il simplement.
— Ah, car c’est une femme ?
— Oui.
Il lève la tête au carrefour, comme un qui cherche à se repérer.
— Rue Colonel Moussah Râzzé ! annonce-t-il en nous désignant une pincée de vermicelles peints sur le mur.
Décidément, il est précieux, Zonthal. Sa profonde connaissance du pays et de sa langue risque de nous sauver la mise.
Il tourne à droite. Y’a plus que des hommes dans cette venelle qui malodore infernalement. Des hommes et des chiens, aussi faméliques les uns que les autres. Les mecs ont cette allure louche et turpide des mâles en train de draguer dans les quartiers réservés. Horry traversa la rue en une demi-enjambée et s’engouffre sous un porche bas orné d’un encadrement en mosaïque. Un zig un peu bouffi, au teint verdâtre et aux yeux atones est occupé à rajuster son Khâlbarr [11] Sorte de vêtement masculin en usage au Moyen-Orient qui sert à la fois de pantalon et de fourre-tout. La capacité d’un Khâlbarr normal est sensiblement celle d’un coffre de 2CV Citroën.
. Il nous regarde entrer en ricanant et déclare avec un fort accent bédouin :
— Steputê bhôn anib ! Vfrié-miheu ed voutapésur lâ kolônn !
— Qu’est-ce qu’il raconte ? grommelle Bérurier.
— Il porte une appréciation peu avantageuse sur l’amie que nous venons voir, répond Horry Zonthal, car j’ai oublié de vous le dire : il s’agit d’une prostituée.
Comme il vient de nous apporter cette précieuse information, un cri, presque un rugissement, retentit tout près de là.
C’est une femme qui vient de le pousser.
D’instinct, nous fonçons. Une porte s’offre (dans un lupanar, même les portes s’offrent). D’un coup d’épaule, nous l’ouvrons. Un spectacle déroutant se propose à nos regards stupéfaits. C’est gonflant, la vie. Dans les périodes les plus graves, les plus dramatiques, faut que la farce montre le bout de son nez de gugusse. Rires et larmes, frissons d’aise et frissons d’angoisse s’entremêlent.
Alors que nous voilà en pleine béchamel, traqués, forcés, cernés, alors que l’armée et la police nous coursent, alors que nous jouons notre peau à pile ou face, une scène cocasse, insolite, grandiose, nous fait pouffer.
Figurez-vous, mes petites curieuses, qu’on vient d’entrer dans une pauvre piaule de « travail » chichement meublée d’un lit et d’un clou dans le mur. Deux personnes occupent cette chambre ; une femme brune, au regard béant d’effroi, et un grand gaillard immensément large d’épaules, avec un petit dargiflard ridicule. La dame s’est lovée sur le plumard, les jambes serrées, les bras tendus en butoirs de chemin de fer. Elle secoue la tête. Tout son être est une dénégation éperdue ! Un refus ardent ! Une protestation formelle ! Un désaveu complet ! Une opposition définitive ! Elle dit non : en bédouin, en kurde, en sanscrit, en anglais, en français, en sourd-muet, en turc, en arménien, en gesticulant. Seulement son clille ne l’entend d’aucune oreille. Il est pour la logique des choses, lui. Pour l’équilibre d’un système dûment éprouvé. Il a payé, il consomme, voilà tout ! Son flouze est déjà dans le bas de la dame. Lui il veut son dû. Rien de plus. Mais rien de moins. Contre une pincée de dinars il a acquis le droit d’emmener Popaul au cirque : il exige sa représentation. Ou alors ça bardera ! Un marché est un marché ! Surtout en matière coïtale. On peut plus discutailler lorsque les sens sont en condition. Vous raisonnez le rut, vous autres ? Non, hein ? C’est pas concevable.
Le zig en état de fornication, faut l’assouvir. Pas moyen d’échapper. C’est meurtrier, un mâle commencé et pas fini. Y’a de l’homicide dans son mandrinoche. L’homme que je vous cause, rien qu’à le regarder de dos, on devine qu’il tuera si on lui refuse sa potion d’extase. La gonzesse doit bien le sentir, et malgré tout elle dit « non, que c’est pas possible ; que c’est inconcevable ; utopique ; à rayer de la liste des possibilités ; à bannir ; à oublier ».
On s’avance. L’ardent hardeur ne nous attentionné même pas. Agenouillé sur le terrain de manœuvre, il prend sa position, ses dispositions. Y’a pas d’Allah, faut qu’elle en donne pour l’article, mam’zelle chochotte ! Quelle fournisse !
On contourne le démoniaque, soucieux de contrôler les raisons d’un refus inexplicable de la part d’une personne pratiquant le taxi-cul. À peine qu’on l’avise de trois quarts, déjà on a pigé ! On joint notre frayeur à celle de la pute. On est commotionnés, abasourdis.
— Pire que m’sieur Félix ! bredouille Béru [12] « Les vacances de Bérurier » dans lequel un professeur prénommé Félix réalise une vraie petite fortune en permettant aux passagères du « Mer d’Alors » de photographier son exceptionnelle vigueur.
.
Oh oui : bien pire !
Une chose pareille, ça paraît impossible. Dans les cauchemars les plus saugrenus, on n’en rencontre pas de semblable. Ça n’appartient plus à un homme, c’est plutôt une zézette avec un homme au bout, comprenez-vous la différence ? Ça défie la logique, l’imagination, la nature ! C’est poignant. C’est sidérant ! Ça blesse la vue ! Ça bafoue. On en grelotte d’humiliation, de détresse, de pitié, de tout ! On a froid. On a besoin de crier. Besoin de prier ! De se voiler la face ! De demander pardon ! De se la mettre sous scellés. On en veut à sa mère ! On se déplore !
— Au secours ! crie la donzelle, comme le zig précise son action ! À moi !
Crier « à moi » quand justement on en veut pas, c’est une hérésie, non ? Notez qu’elle l’a crié en arabe, mais il est des circonstances où l’on n’a pas besoin de coiffer ses écouteurs pour obtenir la traduction. Des circonstances où les faits causent !
Béru vole au secours de la pauvrette. Car, pour le coup, il lui redonne une totale virginité, à la fille, ce mec exceptionnel. Lui revalorise le fignedé. Elle a la gaufrette précieuse, miss Prends-moi-toute, par opposition. Son inaptitude à recevoir l’anormal la rend nubile, tout soudain. Lui confère automatiquement un petit côté « jeune fille violée » qui émeut l’honnête homme.
Le gros secoue le bras du forcené.
— Hé ! Planque ton Obélix, mon pote ! exhorte le Valeureux ! Et reste av’c nous, qu’autrement sinon tu vas assassiner c’t’pauv’ guêpe ! La défoncer jusqu’au moral ! Soye objectif, quoi, merde ! C’est comme si Pompidou voudrait faire passer la revue du Quatorze juillet par le Passage des Panoramas ! Ce sidi, j’sais pas où que tu peux trouver des Champs-Élysées capables de laisser défiler ta force de frappe ! Ah ! mon pauv’ vieux… Et moi qui plaignais un cousin à Berthe parce qu’il a un pied bot !
Nulle bonne parole n’est susceptible d’atteindre l’entendement de cet homme (je devrais écrire : de ce surhomme). C’est un fauve ! Un cerf en plein élan ; un tigre, un plantigrade ! Mais non, que cité-je là : c’est un é-lé-phant ! Il grogne ! Il s’obstine ! Il s’impétueuse sur la personne. Comprenant l’inefficacité du verbe en face de ce problème, l’intrépide passe aux actes, lui aussi. V’lan ! Il porte un atémi foudroyant sur le corps du délice. Une manchette pareille, je vous jure, un rhinocéros en choperait le torticolis. Le membre actif devient membre honoraire aussi vite que se dégonfle un ballon en baudruche contre lequel on a voulu éteindre sa cigarette. Fou de rage, le client se jette sur son agresseur. Seulement, s’il a la force il lui manque la technique. Le Mastar esquive, puis lui place deux ou trois une-deux à la face, ce qui représente une demi-douzaine de gnons homologués, l’autre s’écroule sonné. Bérurier décroche ses fringues du clou et les lui jette en déclarant :
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