Comme il est dit dans le Coran : « Chaque femelle féconde laissera tomber son fardeau. » Je décide séance tenante de laisser quimper, non seulement le cadet, mais la totalité de mes soucis. Aussi resté-je debout, calme et d’un fatalisme absolu.
Le mitrailleur nous lance une grande phrase vociférante, en arabe.
— If you pouvez, I serais very happy que vous traduisiez in franchecaille, Mec ! rétorque Béru.
Heureusement, notre camarade israélien connaît l’arabe car c’est lui qui était chargé des interrogatoires, pendant les Six jours de Gaza.
— Il nous ordonne de lever les bras ! souffle-t-il en obtempérant.
On s’exécute, ce qui vaut mieux, à tout prendre, que d’être exécutés par d’autres.
Il y a deux hommes à bord du véhicule : le conducteur et le mitrailleur. Le premier conduit derrière une plaque de blindage rigoureusement opaque, et c’est son pote dont le buste émerge de la coupole qui le guide dans ses déplacements. Ayant stoppé sa tire, le chauffeur saute à terre et, revolver au point (bien au point) marche à nous, gris de fureur, en braillant des trucs probablement impertinents. Selon toute probabilité, ce gus est prêt à nous fourrer et il n’attend qu’un geste malencontreux de notre part pour presser sa détente. C’est à Béru qu’il en a, peut-être parce qu’il est agacé de voir le Dodu gésir sur le sol comme un caïman gavé. Fectivement, il avance son arme en direction du Gros et lui balance une praline. Heureusement pour mon Béru, l’agresseur se trouve à un mètre dix de lui, et la balle se perd dans le sol mou avec un bruit de pet amorti.
Alors se passe quéque chose d’assez inouï pour paraître surprenant, mes câlines. Horry Zonthal fulgure. C’est du grand art ! Un numéro inoubliable. D’une manchette il désarme le soldat. D’un geste de jongleur il empare son feu. Et moins d’un douzième de seconde après l’avoir récupéré, il praline le mitrailleur. Ploum ! Le zig morfle la bastos entre les cocards et pendouille sur sa coupole, comme une fleur fanée dans son vase. Une seconde prime suit. Elle cueille le bérucide à la tempe. Terminé ! On n’a pas eu le temps de sourciller, Alexandre-Benoît et moi. À peine celui de piger. De constater plutôt. Les deux militaires foudroyés raisinent dans la pénombre.
— Ben mon pote, complimente l’Épais, t’as travaillé chez Barnum, técolle ! Au rayon buffle-à-l’eau-bille ! Tu m’as sauvé la vie, Gars. Doré-de-l’avant, c’t’entre nous à la vie à la morgue !
Scène émouvante. Situation cornélienne. L’homme que nous poursuivons nous tire de l’impasse ! Y’aurait de quoi brosser un tableau allégorique, hein ? Ah, si j’étais David ou Delacroix !
— On devrait se manier la rondelle, préconise Béru, je vous parie une dame âgée contre une dame à jeun que ces gugus n’étaient pas seulâbres. Les engins blindés, c’est comme les sauterelles : ça se déplace en groupe.
Vif comme l’argent [8] J’ai toujours entendu causer du vif-argent.
, Sa Majesté se précipite sur la chenillette, s’active, et le défunt mitrailleur atterrit dans le sable. Le Gros coiffe alors le casque de l’expulsé et s’engage dans la tourelle d’où il émerge, majestueux comme un buste du regretté Oliver Hardy.
— En route, mauvaise troupe ! ordonne l’Enflure.
Maintenant qu’on est locomotionné on va pouvoir se tailler de c’t’zone insoluble.
L’esprit de décision du Mastar est communicatif. Sans barguiner nous prenons place sur la banquette avant.
— Installez-vous au volant, m’enjoint Horry Zonthal, moi je resterai debout sur le siège pour vous guider, car je suppose que votre copain ne connaît pas la route ?
— Quelle route ?
— Celle de Bagdad, bien sûr. Nous devons être à moins de cent kilomètres de cette ville !
— Et qu’irions-nous fiche à Bagdad à dix heures du soir ? m’enquiers-je.
— Chercher de l’aide. Livrés à nous-mêmes dans ce pays, nous sommes fichus. Je contacterai notre agent de là-bas qui, peut-être, trouvera un moyen de nous tirer de ce mauvais pas. Le tout est de parvenir jusqu’à lui.
— O.K. ! soupiré-je, le cœur gonflé d’appréhension.
Tout à fait entre nous et la pissotière de la rue Vieille-Prostate, je me dis qu’on s’en tirerait plus facilement si nous n’étions pas flanqués de Horry Zonthal. Parce qu’après tout, nous gentils Français ! Nous goys authentiques, non décapsulés au sécateur ! Nous grands z’amis des nations arabes qu’on a tellement fait suer leur burnous, qu’à force, cette rage est devenue amour.
Je sais cela, oui, mais voilà ; je suis comme le dépeceur de la gare de Lyon : je ne connais que la consigne.
La mienne consiste à suivre Horry Zonthal. Je le suivrai même si je dois me faire accompagner de lui !
En outre, j’ai des principes z’humanitaires. Ceux-ci m’interdisent de larguer un compagnon d’infortune au moment où il court un danger mortel. Voilà pourquoi le San-A. bien-aimé suivra jusqu’au bout la voie tortueuse et semée d’embûches du devoir.
— Piquez sur la gauche, mon vieux ! ordonne Horry. On va s’écarter de ce putain de fleuve.
La lune s’est levée sur une immensité coupée çà hélas de palmiers squelettiques. À perte de vue, c’est le désert, plat, uniforme… On fonce là-dedans comme sur la piste de Montlhéry. Un vrai régal… Parfois on trouble le sommeil de nomades au bivouac avec leurs dromadaires. Inquiets, ils jaillissent de leurs tentes de peaux et nous adressent des signes craintifs.
— Heureusement qu’ils n’ont pas le téléphone ! note le Pertinent, du haut de son poste d’observation. Autrement sinon ils tuberaient à la gendarmerie nationale du secteur et on serait obligés de se coltiner avec la mariée chaussée !
Le vent de la vitesse emporte ses paroles. Je roule comme une pierre qui ne se soucie pas d’amasser de la mousse. La chenillette cahote, vibre et fume. C’est du matériel pour musée. Avec un os pareil je n’entreprendrais pas Alger-Le Cap. Ou alors je le mettrais sur un camion Dodge pour aller plus vite !
— Tirez sur la droite ! recommande Zonthal. J’aperçois sur la gauche une agglomération qui pourrait bien être El Falloudja, inutile de nous faire repérer avant Bagdad.
— Vous connaissez la région comme le slip de votre petite amie, ricané-je. Je suppose que vous y vîntes en vacances avant le changement de régime ?
— Du tout, proteste Horry Zonthal. Simplement dans l’armée israélienne on nous fait étudier minutieusement les régions que nous devrons conquérir pour assurer notre sécurité.
— Elles vont de Casablanca à Vladivostok, je suppose ?
— Y a de ça. Toute tranquillité territoriale repose sur l’importance des no man’s lands. Ainsi les gens qui s’installent dans un lotissement devraient-ils se soucier avant toute chose de posséder une maison plus petite sur un terrain plus grand, mon cher ; alors qu’ils font généralement le contraire. Le grand ennemi de l’humain c’est la promiscuité.
— Le problème s’aggrave d’heure en heure, souligné-je. Un jour viendra où les hommes seront au coude à coude.
— Jamais ! réfute Zonthal. Ils préféreront faire sauter la planète avant d’en arriver là.
— En attendant, les mecs, je vous annonce qu’on a des gus au panier ! avertit Béru. C’est bien beau de mater les avants, mais faut pas oublier ses arrières.
Je ralentis pour me pencher à l’extérieur. En effet, on aperçoit des lumières louvoyantes à quelques centaines de mètres de nous. La chasse est donnée ! Les engins qui nous coursent sont beaucoup plus rapides que le nôtre. À cause de la pétarade infernale de notre moteur, nous ne les avions pas entendus.
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