Aussi profitons-nous de ce qu’elle est à notre entière dévotion pour lui enjoindre de nous cacher et d’affirmer qu’elle ne nous a pas vus, lorsqu’une escouade de bourdilles vient s’informer de nous.
Et, peu après, ne fait-elle aucun chichi pour se coller au volant de son circus-car et nous driver jusqu’à Bangkok, distante — selon ses dires — d’une soixantaine de kilomètres.
* * *
Plusieurs barrages sur les routes.
Chaque fois, la grosse Doudoune les franchit sans même avoir à parlementer. Les poulardins, en apercevant cette baleine au volant, n’ont pas le moindre soupçon. Elle doit être connue, la mère. Y a des machins écrits sur les flancs de son véhicule, et ça doit expliquer comme quoi elle est miss Bibendum, dresseuse de crocodiles célèbre.
Placardés sous le lit, on laisse flotter les rubans.
— Et une fois qu’on s’ra à Bankroche, caisse on f’ra ? demande le Prodigieux.
Il n’est pas inquiet le moindre. Simplement curieux. Curieux de notre emploi du temps ; curieux aussi des astuces que je vais lui proposer pour tenter de sortir de l’impasse.
Sa question n’éveille rien de précis en moi, sinon un confus sentiment d’angoisse. J’ai dit Bangkok à cause de l’aéroport, mais je ferais peut-être mieux d’essayer de franchir la frontière birmane ? Ou bien celle de la Malaisie (bismurée). Bangkok, ça nous avancera à quoi ? Descendre où ? Chez qui ?
En dehors des flics et de Chakri Spân, je ne connais personne. Sauf…
Mais oui ! C’est bien sûr : il y a la petite Tieng Prang Monpô qui m’a faussé compagnie si cavalièrement. Je peux essayer d’avoir son adresse, par le journal qui l’emploie. Seulement, Chakri Spân l’a-t-il laissée en vie, voire simplement en liberté ? Et, si yes, consentirait-elle à se mouiller pour nous, elle qui mouillait si peu pour moi ?
Il fait nuit à présent. On pénètre dans les interminables et minables faubourgs de la capitale. Je crois reconnaître un pont à forte circulation. Puis une place où, curieusement, se dresse une gigantesque balançoire très haute, très formidable, et qui a causé la mort de plusieurs téméraires, paraît-il. Se balancer à vingt-cinq mètres du sol, faut pas craindre le vertige !
Non, décidément, la môme Tieng c’est pas du solide. En admettant que nous la dénichions, elle nous livrerait au marchand de cercueils.
La femme-canon s’adresse à moi. Monosyllabique de naissance.
— Where ?
« Où ? »
Son laconisme ajoute à mon indécision.
— Hôtel Oriental ! m’entends-je lui répondre.
— Non, mais t’es louf ! sursaute le Gros.
C’est tout. Ses protestations se limitent à cela.
Bien sûr que je suis louf ! Où serait le charme, sinon ? Louf congénitalement. Louf par vocation profonde.
Elle manœuvre son gros véhicule à la noix par les artères délirantes qui cacophonent à t’en arracher les trompes d’Eustache.
Et bientôt on trouve la rue qui mène à l’ Oriental . Rue paisible au demeurant, si on la compare aux autres.
— Stop !
La gosse chérie s’arrête. Je visionne le secteur par les vitres de la roulotte. Tout est en ordre, calme, banal.
— Merci, poupée !
Le Mastar lui file une mignonne palucherie sur les roberts. Aimable, il se ramasse les bas morcifs à travers l’étoffe de son futal pour en constituer un chouette pacsif dont l’importance est éloquente. La mastodonte joint ses deux mains, bien à plat, les élève au niveau de son pif et récite la prière à Chibrak. Le Gros, magnanime, lui guérit les écrouelles, la glande thyroïde et le grand zygomatique en la laissant palper sa bite une dernière fois.
La miraculée remercie. Elle aurait de vrais yeux, il est probable qu’elle pleurerait ; mais ne possédant, en guise de regard, que deux boursouflures incisées, la gentille femme, dont nous aurons ignoré le nom d’un bout à l’autre de nos relations, reste sèche.
* * *
La chaleur est étouffante. Des rumeurs nous arrivent du fleuve, et d’autres du centre-ville. L’hôtel Oriental dresse sa masse illuminée dans le ciel de crèche. Sa première partie, plus basse, l’ancienne, la coloniale, là que descendit Somerset Maugham, paraît se réfugier au pied du nouveau bloc rutilant. Des employés vêtus de blanc s’affairent devant l’entrée. C’est la ronde des voitures, la gourme du chef portier, les petits gars derrière le comptoir volant d’où ils dispatchent les taxis…
Tout à coup, il fait bon vivre et je me sens comme rasséréné, inexplicablement. A croire que tout danger est écarté de nos chères belles têtes et que nous sommes ici en touristes innocents, seulement soucieux de découvrir le maximum de folklore dans un minimum de temps…
Bérurier est là, comme s’il se tenait devant un bistrot de la rue du Chemin-Vert, mains aux poches, le sourire en coin (bien que son visage n’en comporte pas), plutôt goguenard. Comme il me sait bien, cet homme ! Il a deviné que je nous suis fait lâcher ici comme ça, sans idée préconçue, d’instinct, quoi !
Et comme il a aveuglément confiance en moi, il attend que cet instinct m’éclaire. Mais la brume est longuasse à se lever et c’est mon indécision qui l’amuse.
— Ça vient, moui ? il finit par questionner.
Je respire un grand coup pour m’oxygéner les méninges ; en chasser les miasmes. Tout cela s’est passé si vite. Il y a eu tant et tant d’événements dramatiques à la suite. J’en suis encore tout étourdi, mézigue. Manon !
— Oui, oui, ça vient.
Je tourne les talons.
— Arrive !
Il me suit. Il m’essuie. Ile, messe, suie. Il m’est sweet . Pas loin, car j’enquille l’allée conduisant à l’appartement de miss Suzy Wrong.
Je savais bien que mon instinct avait une idée de derrière la tête.
* * *
Le gong vibre, ouaté, dans un silence mesuré. Il se passe du temps.
Je remarque alors un écriteau discret, accroché à côté de la lourde. Y a du thaïlandais écrit dessus, mais ça n’a pas d’importance, vu que la traduction britannique existe juste en dessous :
« La maison est provisoirement fermée pour cause de réfections. »
Repairs , ça signifie bien réfection, non ?
Je tords le blair.
— On l’a dans le Laos ! je soupire.
— Biscotte ?
— C’est fermaga.
— Eh bien tant mieux, riposte l’Infâmure.
— Expliquez-vous, baron ?
— En somme, on cherche quoi t’est-ce, dans l’immédiat ? Un coinc’teau où s’planquer la viande, non ? Ben, en v’là t’un, libre à la vente. T’as ton p’tit outil, Mec ?
Sa phrase n’est pas achevée que je brandis déjà mon sésame légendaire.
L’introduis dans la serrure.
L’appartement est coquet.
Je ne connaissais que la partie « travail ».
Le coin privé, à savoir une sorte d’aimable studio-cuisine séparé du reste par un bout de vestibule, est encore plus accueillant.
Follement intime, même. C’est son mignon repaire, à la belle Suzy. L’endroit où elle fait relâche, ses dures journées finies. Une fois l’ognon briqué, la bouche rincée, elle passe une robe de chambre et se blottit dans le studio, lequel est copieusement pourvu en bimbeloteries, pomponnettes, coussins, lampions, statuettes, tout ça, bien, parfait, oriental, sentant des parfums dégueulasses pour nos narines nationales, avec un Bouddha assis dans le fond, un canapé bas, des poupées d’étoffe à frime asiatique, des théières, des boîtes laquées, des froufrous, des naninanères en tout genre, et puis des photos de famille : papa, maman, le grand frère, la petite sœur, sous des palétuviers roses, sur des pousse-pousse, à vélo, charmants, rieurs.
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