— J’ai parfaitement compris, monsieur le…
— Parfait. Prenez l’œil. Attendez : je le dépose dans ce cendrier et je me reculerai pendant que vous le saisirez. Dites-vous qu’à compter de tout de suite, j’attends votre rapport, en m’étonnant de ne pas l’avoir encore reçu. Si vous m’apportez la solution franche et massive dans un laps de temps record, je vous récompenserai, mon garçon. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Hmmm ? San-Antonio, vous qui le connaissez, qu’est-ce qui lui ferait plaisir ?
Je souris.
— Ma foi, monsieur le directeur, la boutonnière de Mathias est vierge et…
— Vendu ! écrie le Boss. Les palmes ! Il les aura. Vous aurez les palmes, Mathias. Mais ne comptez pas sur moi pour vous les remettre : vous sentez beaucoup trop fort pour que je me risque à vous donner l’accolade !
CHAPITRE QUATRIÈME, QUI DIT BIEN CE QU’IL VEUT DIRE, MAIS QUI N’EN DIT PAS LONG. ENFIN, L’ESSENTIEL C’EST QUE CE SOIT SALINGUE, NON ?
Le saxo est un instrument de clown et c’est pour cela qu’il m’émeut. Ses sonorités vous gratouillent l’âme. On pense à des lumières, à des instants de liesse précaire. A un tohu-bohu.
J’écoute le lamento d’un saxo dans une venelle de Venise, pas trop éloignée du théâtre de la Felice. La venelle débouche sur une plus vaste artère dont j’ai oublié le nom, mais attends-moi là, je vais le rechercher sur le Guide Bleu (des Vosges Gazé)……….
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Ici s’intercale une brève absence du maître .
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Voilà ! C’est la Calle Larga XXII Marzo. Faut pouvoir mémoriser ce blaze, hein ? Elle est ma préférée de la Cité de Casanova. J’aime ses dimensions, la qualité des magasins qui la bordent, les dalles de pierre sur lesquelles vont et viennent les chiens du quartier, porteurs de grosses muselières qui font songer à des supplices antiques. Des boutiques d’antiquaires, principalement. Quelques-unes qui vendent ces saloperies de verre dont le touriste est ébloui. Le verre est une matière que je hais, exception faite pour quelques peintures naïves du 17 eexécutées sur vitre.
Je stoppe devant la librairie qui limite la rue, là où l’on ne vend que des bouquins anciens, aux reliures vénérables, des estampes, des masques vénitiens, du passé noble, quoi. Dans la vitrine s’étale un plan de Venise, du seizième siècle, je crois. Constellé de taches brunes. Le papier supporte mal les ans, bien qu’il soit fait de bois. Les quatre points cardinaux sont indiqués. Touchants caractères un peu biscornus. Tiens, la partie texte est rédigée en français. Je me mets à composer des anagrammes. Rond, tes, dus, soute ! Marrant. C’est traduit de : Nord, est, sud, ouest par Sana, l’esprit agile de ce siècle ! A côté du plan, une gravure extraite d’un bouquin botanique représente le liseron. Et je sais que ma Félicie d’amour raffole du liseron (je meurs où je m’attache). Alors j’entre. Une dame, pas plus aimable que si elle était française, m’indique le prix. J’acquiesce. Elle va dégager la planche (coloriée main) de la vitrine.
Dans le magasin il y a un couple. Des élégants. La trente-cinquaine. Lui, un blond châtain ondulé, est abîmé dans un gros book à couverture de maroquin lie-de-vin. Elle, elle attend, assise (comme saint François d’), avec l’air de s’ennuyer poliment. Très ravissante personne, brune, le regard bleu, fringuée avec un bon goût bourgeois.
Pendant que la marchande me confectionne une sorte d’espèce de paquet, nos yeux se croisent, à la dame et à moi. Et alors, je vais te dire, c’est véry insensé, peu courant, foudroyant ; en une seconde ce double regard devient lubrique. Tel que je te cause. La jolie madame qui attend son jules doit être un peu nympho ou autre, car elle me viole d’une œillée en coup de fouet. Et mézigue, cette véhémente regardée me dégringole séance tenante dans les parties académiques. J’en hisse le grand pavois, le gros pâmois, aussi sec ; que mon matériel de tringleur doit ressembler, de profil, à un canon de D.C.A. On se précipite à notre rencontre, elle et moi, par les yeux. Une pareille intensité me fait mal.
Et un chagrin me prend. La révolte du scoubidou farceur. Je me dis : « C’est pas possible ! Je vais allonger mes lires, prendre mon pacsif et sortir ! Non, non, non ! »
Mais quoi ? Dans la vie, y a cette chierie contraignante qu’on nomme les convenances. Les plus élémentaires interdisent à un mec de se jeter sur une dame flanquée de son époux. Alors ?
Je chope mon stylo. Un morceau de papier traîne à terre. Je le cueille. J’écris en hâte et en imprimés : G ritti Palace chambre 328 .
Et maintenant ?
La dame continue de me fixer. Oserai-je lui tendre ce bref message ? Impossible ! Tu vois pas qu’elle se mette à protester ? A écrier des « Mais quoi, mais qu’est-ce, bougre de sale individu ! » Et à le crier en italien moderne ! T’as des gerces qui aiment aguicher un lavedu et, quand elles l’ont ferré, le traiter de satyre.
Mon paquet est prêt.
— Grazie, signora.
En emparant la gravure emballée, je dépose le bout de papier sur une table chargée de livres, devant la dame assise. Ensuite je sors vitement, sans échanger d’autres œillades.
* * *
Le loufiat d’étage m’apporte un Pim’s Number ouane. Dans les cas d’exception, il constitue ma boisson d’apparat. C’est pas le goût qui me séduit, mais les couleurs. L’écorce de concombre, l’orange, la tige de menthe fraîche, la cerise confite, t’as l’impression de boire un jardin.
J’attends sans espoir, et pourtant quelque chose me dit qu’« elle » viendra.
Cela fait deux heures que j’ai regagné mon hôtel. On entend jacasser des gondoliers, en bas. En face de moi, il y a les toits de Venise, ponctués de minuscules terrasses fleuries, un peu bricolées, certes, mais tellement romantiques. Un gros mec torse nu arrose des plantes en pots avec un arrosoir minuscule.
Je bois mon Pim’s . Je suis en robe de chambre car j’ai pris une douche. J’ai branché la radio et une chanteuse ritale y va à fond la caisse.
Cette attente a quelque chose de stupide. De vain. D’un peu humiliant aussi. Tu penses que la gonzesse saboulée bourgeoise ne va pas prendre un tel risque ! Et pourtant ma camarade bibite, qui n’a pas oublié le double look, me conjure d’attendre. Tu ferais quoi, toi, à ma place ? Mon comportement est d’autant plus sot, grenu et saugrenu, que j’ai du boulot, moi. Un rancard important Campo San Maurizio, avec le signor Influenza. Voilà au moins une plombe que j’aurais dû caracoler jusqu’à son appartement pour un entretien de la plus haute importation.
Un pigeon dodu vient se jucher sur l’appui de ma fenêtre. Son territoire, à cézigue, c’est pas la place Saint-Marc, trop fréquentée par les autres colombins, mais les quartiers huppés, discrets, là qu’on trouve des miettes de croissant sur les terrasses.
Je lui souris. Première fois que je souris à un pigeon. Il me regarde sans s’émouvoir. Et alors je perçois le gling-gliiiiing de la sonnette à deux tons.
Je fonce délourder. Juste avant, je plaque de la main mes cheveux décoiffés sur l’arrière par le dossier du fauteuil.
Banco !
C’est elle. Telle qu’au magasin.
On ne se dit pas un mot. Elle entre rapidement, peu soucieuse de s’attarder sur mon paillasson.
Elle fonce jusqu’au plumard. D’un geste elle dégrafe sa jupe. Ne porte rien en dessous. Déboutonne son corsage. Ne porte rien en dessous autre que ses deux admirables seins. Elle s’assied au bord du lit, ouvre impudiquement ses jambes aussi parfaites que le reste, et elle attend en me regardant d’un air, je te jure presque pathétique. Moi, je me débarrasse d’une haussée d’épaules, de ma robe de chambre. M’approche somnambuliquement et l’engouffre sans crier gare ni quoi que ce soit. Pas un mot préalable. Pas une caresse liminaire. Tout ça est d’une brutalité inouïe, et même inouise, tout en demeurant dans une vague improbabilité. En état second, tu piges ? Et je la aime aussi fort que possible. A grandes féroces tringlées rurales. Je la aime comme un taureau aime une vache en rut. Quel étrange abandon dans cette frénésie de la chair ! Ce qu’on est beaucoup de choses, tout de même ! Quelle pure merveille sensorielle ! Ya yaaaa ! Je m’auto-ravis : On est là : elle, si magistralement inconnue et totalement ardente, moi, si concomitant. Hardi, les gars ! Haut les culs ! Taïaut, taïaut !
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