— On ne se laisse pas abattre, remarque-t-il.
— Non, monsieur le directeur : on fête.
— Vous fêtez quoi ? La fugue de Bruno Formide, toujours introuvable et qui en est à son cinquième meurtre ? Je vous accorde qu’il ne tue plus que des femmes, mais quand même, ce sont des êtres humains comme les autres, non ? Vous oseriez prétendre le contraire ?
— Non, monsieur le directeur.
— C’est heureux. Bon, d’accord, vous avez récupéré votre môme, mais le plus gros reste à faire. La presse s’en prend à moi. On me traite d’incapable. Moi, en plein régime socialiste ! Moi qui me maintiens avec tant de peine, par un prodige quotidien de diplomatie, en brandissant des dossiers brûlants de-ci, de-là, pour calmer le jeu. Vous avez vu comment je me fringue ? Et vous voulez savoir le pire ? Ma Rolls ! Bernique ! Je circule en Renault 5, mon ami. Ma Rolls roule devant moi, en douce, pilotée par mon vieux chauffeur anglais. J’en suis là : je n’en jouis plus que de l’extérieur. J’ai dû la mettre en société. Je la regarde, elle est si belle. De l’intérieur je ne m’en rendais pas compte. C’est un tout, il faut la contempler, aux prises avec la circulation. Tous ces paltoquets qui l’insultent, la souillent de crachats. Quand elle est à l’arrêt, certains la compissent. Bien sûr je les fais arrêter : « outrage à la pudeur sur la voie publique » ; mais je n’ai pas l’esprit de revanche. Posséder une telle merveille et se contenter de la regarder de loin, comme un vieillard paralysé regarde les évolutions d’une planche à voile ! O Dieu, n’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et par-dessus le marché… Tenez, ça c’est Libération .
Il arrache un journal de sa poche et le jette sur la table.
— Ils ont eu l’audace de publier ma photo à côté de celle de Formide. Et les légendes, dites, l’ami, vous avez lu, les légendes ? Lisez ! Sous mon portrait : « Pas si flic que ça ! » Sous celui de Formide : « Pas si fou que ça ! » C’est devenu Fantomas, ce bonhomme.
« Voilà trois jours que ça dure ! Ma démission a déjà été évoquée par M. le ministre de l’Intérieur, le pauvre. Il sent monter la vague, comprenons-le. Et vous, à table ! Que vois-je : filets de sole au champagne. Et dans la cuisine, des profiteroles vous attendent, ainsi qu’une tarte au citron, ne dites pas le contraire, San-Antonio, ah ! surtout ne dites pas le contraire : je les ai vus, de mes yeux vus en passant.
— Monsieur le directeur, contre-attaqué-je, je tiens une grande nouvelle à votre disposition, qui risque de faire diversion et de vous valoir des lauriers en or massif.
Là, il se tait. Son œil désenglue, redevient limpide comme la mer des Caraïbes (selon ce que le gogo s’imagine). Il ôte son imperméable, le dépose sur un dossier et s’assoit devant une assiette.
— Servez-vous, monsieur le directeur, propose humblement ma mère.
Achille grogne et puise dans le plat de filets de soles.
— Je vous écoute, mon garçon ; alors, cette grande nouvelle ?
— Vous êtes bien assis ?
— Foin de ces préambules, parlez !
— J’ai solutionné l’affaire Maurer, monsieur le directeur.
Il mangeote une bouchée de poisson, la fait passer d’un coup de Meursault choisi, bien fraîchouillard.
— Qu’appelez-vous solutionné ? Elle l’était, non ?
— Non. Formide n’a jamais voulu endosser la paternité de ce meurtre, si je puis dire.
« En réalité, il n’est pour rien dans ce rapt. »
— Ah ! vraiment ?
— Je suis en mesure de le prouver.
— Et vous tenez le coupable ?
— Je tiens même beaucoup mieux que cela.
— C’est-à-dire ?
— Marie-Marie ! hélé-je à la cantonade.
La Musaraigne se pointe, toute fraîche et pure, et rosissante, tenant par la main un délicieux bambin blond.
— Voici le petit Julien Maurer, monsieur le directeur.
Alors là ! Alors là, Achille, pardon ! L’Odéon d’avant-guerre ! Debout, la main droite agrippant ses hardes au niveau de la poitrine, l’autre posée sur le dossier de sa chaise. Tu veux-t-il que je te dise ? Rouget de l’Isle testant son futur tube dans les salons de ce notable Alsaco.
— On rêve ! Se peut-ce ? Deux ans après ? Mon gamin, mon amour ! Viens dire bonjour à tonton Achille. Fait arrrh ! Donne un bisou ! Ce que tu as grandi ! Mais tu es un homme ! Et il me ressemble, non ? Ces yeux bleus…
Il se jette sur l’enfant, le hisse, l’étreint, le bécote, le gilberte, le mange. Lui gazouille des trucs, des choses.
— San-Antonio, il faut m’expliquer. Depuis quand ?
— Il vient d’arriver. J’ai téléphoné à sa mère de nous rejoindre ici, je tiens à lui apprendre ce miracle avec ménagement ; le bonheur est aussi dur à encaisser que le malheur.
— Mais et la presse, San-Antonio ? Hein ! Et moi ! Vous alliez m’appeler quand, moi ? Le téléphone, vite ! Descends de mes genoux, mon angelot. Lâche mon cou. Lâche, mon bijou ! Tu veux lâcher tonton, bourrique ! Il est chiant comme la grève, ce petit con !
Il finit par se débarrasser de l’étreinte du gamin farceur pour se jeter sur notre bigophone et alerter son service de presse. Il veut tout : radio, télé, presse écrite. Et que ça saute !
Il jubile.
— Alors, racontez, racontez ! fait-il en revenant. Je leur dis quoi, aux journalistes !
— Tout cela est une navrante histoire, bête comme la lune, monsieur le directeur.
— Mais encore ? Metz-Angkor ? Mets en corps ? Messe an cor ? trépigne mon vénérable boss.
— Les enquêteurs de l’époque ont laissé passer un indice capital et qui, dans cette affaire détermine tout : le ravisseur supposé (en l’occurrence Formide) remisait sa voiture dans l’un des garages gérés par le beau-père de l’enfant kidnappé.
« Ce détail m’a tracassé. N’oublions pas qu’avant la disparition de Julien, Formide avait un avis de recherche aux miches depuis plusieurs jours.
« Qu’il soit revenu chercher sa Triumph rue d’Alésia alors que toutes les polices lui couraient après relevait de la connerie. Or cet homme est fou mais pas con. Je me suis donc dit qu’il fallait voir les choses sous un autre angle. Le contremaître du garage en question, a tout de suite su qu’il hébergeait la voiture du fou sanguinaire. Au lieu de prévenir la police, il en a référé à sa direction, ce qui est parfaitement logique. Ce faisant, il est tombé sur la secrétaire privée de Maurer, une certaine Mlle Courjus. Fille de la haute bourgeoisie, comme l’on écrivait dans la Veillée des Chaumines de jadis, cette personne a voué sa vie à son patron. C’est un être farouche, la femme d’un seul amour, mais passionné. Lorsqu’elle a appris ce détail à son superbe amant, celui-ci n’a pas réagi tout de suite ; mais très rapidement, le plus odieux des plans s’est ourdi (toujours pour user du style Veillée des Chaumières dans son esprit). »
— Taisez-vous ! aboie le Vieux, si brusquement que mon dentier se décrocherait si j’avais le bonheur d’en porter un (on n’est jamais assez prothésé). Taisez-vous ! redit-il, une octave ou une gustave plus bas ! Vu, compris, pigé, plus un mot ! On se tait, Antonio ! On laisse parler son monsieur le directeur ! Il sait tout, son monsieur le directeur, à l’Antonio de mes fesses ! Maurer s’est servi de la Triumph pour aller kidnapper son beau-fils. Pardine ! Il savait à quelles heures le garage se trouvait sans surveillance, à quelle heure le bambin ici présent allait jouer dans le parc. Il connaissait la petite porte, le chemin creux, le reste ! Le gosse le suit sans difficulté, et pour cause : il l’appelle papa ! Moi, pourtant vieux finaud j’appelle un type papa, je le suis ! Logique.
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