La grille s’écarte. La vieille tend son vieux sac à main nécrosé à Pinaud.
— Bijounet, cherche la clé de mon coffre ! lui ordonne-t-elle.
Et le vieux « Bijounet » s’exécute.
Il marmonne :
— Dieu, quelle pagaille : une chatte n’y retrouverait pas ses petits, mon adorée. Il faut que nous allions chez Hermès en acheter un autre en sortant d’ici.
— Puisque tu insistes, ma douce queue…, consent l’éprise.
L’employé de la banque ne sait plus où se mettre, alors il déponne le coffiot numéro 697 et joue cassos tandis que la mère Carabosse entreprend son exploration. Elle sort tour à tour du coffre : un manche à gigot en argent ; un médaillon en métal doré recelant la photo d’un sous-con qui doit être son défunt mari ; une aumônière en soie et nacre ; une grosse médaille commémorative en bronze représentant le cardinal de Richelieu passant les troupes en revue au siège de La Rochelle ; un crucifix d’ivoire ; une dent de cachalot sur laquelle est gravé : « Souvenir de Dieppe » ; un double de la clé du coffre qu’elle explore, pour le cas où elle perdrait la première ; une boîte de pastilles Vichy contenant cinq louis d’or enveloppés de papier hygiénique ; un programme des Folies-Bergère dédicacé par Mistinguett, et le bridge en or prélevé, après sa mort je suppose, sur la mâchoire de son époux.
— C’est tout ? haleté-je, au comble du désappointement.
— En ce qui me concerne, oui. Mais pour ce qui est de votre petite connerie, il faut que vous l’attrapiez vous-même, puisque vous êtes grand, car je l’ai foutue derrière mes biens personnels.
Je fais des pointes, enquille ma dextre dans le trou noir et mes affres se trouvent guéries lorsque je ramène un cornet (confectionné avec du papier journal de gauche) contenant l’ourson.
Cet objet d’apparence innocente, voire imbécile, me plonge dans l’extase. Pour un peu, je déposerais des bibises mouillées sur son museau !
Je le secoue, le toque de mon index replié, ça sonne le plein. J’en grattouille le dessous : il est en plâtre. Comment le faire parler, cet ours ? Ça, c’est du boulot pour Mathias.
Mémère achève de remettre ses « trésors » en lieu sûr, alors j’abandonne le couple pour rabattre à la maison mère. Ils vont retourner à leur hôtel prendre le thé en batifolant, puis ils remettront le couvert. L’amour, quand ça vous tient, y a plus d’âge. Les jeunes se croient les rois du monde parce qu’ils ont une queue aisément déclenchable, mais leurs toc-toc-Jeannot-lapin n’est pris en considération que par les jouvencelles et autres petites péteuses sans slip. Les femmes, à compter de la trentaine, savent bien que le grand panard, c’est avec un homme mûr, voire parfois un vieux. Car s’il est une chose qu’il ne faut pas précipiter, qui requiert la lenteur et son corollaire l’expérience, c’est bien l’amour. Le blé en herbe, c’est attendrissant, mais c’est pas payant. Le foutre, c’est comme le vin, faut qu’il ait des années de bouteille !
Arrivé à la Grande Cabane, je vais remettre l’ourson à Mathias, et ensuite je descends dans mon burlingue. Coup de grelot à la maison.
— Ça va, ma bichette ?
Elle répond que oui, mais je la connais trop bien pour ne pas sentir une réticence dans sa voix.
— Tu as des nouvelles de la Musaraigne ?
— Aucune.
— Merde ! Qu’est-ce qu’elle fout, cette conne !
— Elle est libre, objecte perfidement ma vieille. Oh ! que je n’aime pas ça.
— Qu’est-ce qui t’arrive, m’man, t’as l’air de mauvais poil.
Elle hésite, puis :
— Toinet est infernal. Pendant que j’étais chez le dentiste, il a pris la caisse de notre vieille horloge dauphinoise pour en faire une barque dans la pièce d’eau du jardin.
— Mais c’est une vraie salope, ce môme ! Passe-le-moi !
— Comme je l’ai giflé, il est allé s’enfermer dans sa chambre pour bouder !
— On réglera ça ce soir !
Du coup, c’est l’embellie pour Féloche.
— Alors tu rentres dîner ?
— Yes, mam .
— J’ai prévu une choucroute garnie, c’est un plat de saison.
— Féerique ! N’oublie pas de mettre une ou deux bouteilles de sylvaner au frais !
— J’espère que Marie-Marie sera rentrée.
— Je l’espère également.
A peine viens-je de raccrocher que M. Blanc me turlute par la ligne interne :
— Je peux te voir, Dirlo ?
— Viens !
Il prend ses fonctions au sérieux et se saboule comme un mec de la City ; pour un peu il porterait le chapeau melon. Jérémie prend place en face de moi, d’un bout de derrière gourmé.
— Tu as l’air nuageux ? note-t-il.
— J’attends l’anticyclone qui piétine au-dessus de l’Atlantique.
— Qu’est-ce qui coince, grand ?
— Quand je le saurai, ça ira mieux. Alors ?
— J’ai mis les inspecteurs Fraisette et Bordupeau sur l’histoire du garage Labielle, celui qui a loué la voiture homicide à un homme mort. Ce sont des consciencieux. Ils ont établi un signalement très pointu du client et fait exécuter son portrait robot. Voici en outre un curriculum de feu Fromentino Georges dont on a utilisé l’identité.
Il dépose trois feuillets rédigés à l’imprimante sur mon sous-main, plus une photo-puzzle. Comme chaque fois qu’on t’offre un album, je prends connaissance de l’image, mettant à plus tard la lecture du texte. L’homme est paresseux en toute circonstance.
Ce genre de portrait robot m’incommode toujours parce qu’il n’est pas le véritable reflet d’un individu, mais une sorte de « brouillade » indécise, sans consistance véritable. Sorte de kaléidoscope chargé de suggérer d’autres portraits. L’être reconstitué par le technicien doit avoir la cinquantaine et produit une gueule « trafiquée » déjà au départ, c’est-à-dire que les témoins qui ont fourni les indications étaient abusés par des artifices classiques : moustache, favoris, lunettes, boules de caoutchouc chargées de gonfler le bas des joues.
Je rends le portrait à mon collaborateur.
— Va trouver l’auteur de ce chef-d’œuvre et dis-lui de le traiter sans moustache, ni lunettes ni bajoues. Ça, c’est ce que le client du garage Labielle a VOULU montrer ; mais tu penses bien que s’il a pris une fausse identité, il s’est composé une fausse gueule pour aller avec !
— O.K., boss ! Bien vu !
En sortant, il se télescope avec le Rouillé qui radine. Xavier Mathias ne met plus de blouse blanche depuis qu’il a été promu directeur du labo, sauf quand il procède à des manipulations « salissantes ». Ce jour, il arbore un tweed de teinte feuille-morte (pas complètement morte), une chemise jaune et une cravate marron ; un camaïeu, quoi !
Il place l’ourson sur les feuillets que m’a remis M. Blanc.
— Mission accomplie, annonce-t-il.
Je caresse l’animal du doigt.
— Alors, que contient-il ?
— Rien : je l’ai passé aux rayons X.
— Tu ne vas pas me dire que c’est juste une babiole de fête foraine !
— Non, monsieur le directeur, je ne vais pas te le dire.
— Raconte !
— Comme tu le constates, il est enduit d’une peinture brune ; normal, puisque c’est un ours brun. Cette peinture est particulièrement foncée sous le ventre.
Je retourne l’ours.
— Mais tu l’as grattée ?
— Pas du tout, j’en ai seulement enlevé une partie avec du dissolvant. Maintenant, prends la loupe qui est près de l’encrier et regarde attentivement la surface nettoyée.
Je m’exécute (ce qui est préférable à se faire exécuter par quelqu’un d’autre).
— Vu, murmuré-je. Il y a des chiffres et des lettres minuscules gravés dans le plâtre.
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