Lui, c’est un gars à l’air madré. Pas le miteux privé des films « B » français, mais un garçon saboulé milord, portant lunettes d’or, qui ressemble à l’excellent acteur Arditi.
Il vient à ma rencontre, comme le fit Hitler pour accueillir Pétain à Rethondes. De noires inquiétudes assombrissent son front.
— Ma secrétaire me dit que vous êtes le directeur de la P.J. ? fait-il avec un soupçon d’incrédulité.
— Elle n’est pas la seule à prétendre cela, fais-je en lui cloquant une seconde carte (j’en ai un stock inépuisable que m’man distribue chez les commerçants de Saint-Cloud, comme si j’étais un nouveau kinési qui cherche à se faire connaître !).
Ce brave Saint Thomas de la Poule marginale prend connaissance, masse la gravure d’un pouce connaisseur, puis dépose mon bristol sur son burlingue comme s’il s’agissait d’une relique précieuse.
— Je ne vois pas ce qui peut… Je suis parfaitement en règle et ne traite que des… Ma vie professionnelle est irréprochable.
— On se calme ! lancé-je gaiement.
Je m’assieds et, inversant les rôles, l’invite à m’imiter.
Il a le tic de tous les porteurs de besicles : il appuie toutes les quatre secondes sur le haut de la monture, comme si ses verres lui glissaient du pif.
— Il y a peu de temps, le docteur Desanges vous a confié un travail délicat, monsieur… heu ?…
— Larigot !
Il rougit, retire carrément ses besicles comme pour ne plus me voir (politique dérivée de celle de l’autruche).
— Je suis lié par le secret professionnel, il éperduse.
Je ris très fort, comme le Général de Gaulle quand on lui parlait de Lecanuet.
Me penche sur son établi.
— T’envole pas, mec ! lâché-je. Secret professionnel, mon cul ! Tu te prends pour le professeur Schwartzenberg ou quoi ? Ecoute-moi bien, fiston : tu me racontes tout, du début à la fin, et si tu rates un point virgule [11] Le signe de ponctuation le plus délicat à manier ! San-A.
, t’auras plus qu’à dévisser la belle plaque de cuivre qui blinde ta lourde. Tu crois comprendre, dans les grandes lignes, ce que je t’expose là ?
Il assentimente de la tronche.
— Bien, dis-je. En ce cas, cher monsieur Larigot [12] Fais-moi confiance, il y aura bien un moment où je te caserai un quelconque « J’attire Larigot », tu me connais ?
, je vous écoute.
Alors là, franchement, il devait être bon en dissertation, au lycée, car il balance bien, d’une voix parfaitement timbrée pour la délivrance rapide du courrier, excellent vocabulaire de communication, expressif, sans fioritures encombrantes.
Il achève et j’applaudis.
— Bravo, mon cher Larigot, voilà du bon travail qui m’inciterait à vous proposer de quitter le privé pour entrer au service de la nation. Mais hélas, vous y gagneriez moins d’argent. Etes-vous disponible, présentement ?
— S’il le faut.
— Il le faut. Nous allons partir, Larigot [13] Ça y est ! Tu vois, ça n’a pas traîné ! San-A.
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— Pour aller où ?
— Devinez ?
— Je crois savoir.
— Alors, allons-y, Alonzo !
Béru remet sa monstrueuse queue dans son bénouze à notre arrivance. La secrétaire est chiffonnée et pousse pudiquement du pied sous le bureau son mignon slip qui gît sur le plancher.
— J’t’appellererai dès qu’possib’, môme, qu’on continuasse c’t’ converse à bâton repu ; n’en attendant, travaille-toi la moniche à l’aubergine vas’linée, manièr’ d’me faciliter la manœuv’. On n’a rien sans mal, ma poule. Mais après, tu verreras comme t’auras la chattoune confortab’ ; les mecs qui t’lim’ra, y z’auront la bite en vacances. T’enfiler, c’s’ra mieux qu’de faire d’la chaise longue, j’te promets !
« Et puis, pour c’qu’est d’ton ex-zéma, t’ caille pas la laitance ; t’es pas la pr’mière à t’ trimbaler la carte du Brésil su’ le cul ! »
Un qui en pousse une bizarre, c’est le pauvre Larigot. Dans l’escadrin, Béru lui serre la main.
— Très sympa, vot’ escrétaire, lui dit-il. Un peu intimidée du fion, mais j’croive qu’c’est la forte personnalité d’mon braque qui lu fait ça.
C’est la vraie brasserie parigote, comme j’aime. Le comptoir-autel où se sacralise la vie de l’établissement, avec un gros taulier bougnat à peau blême (à l’exception du pif), moustache de rat, calvitie plate, œil paterne, chemise vert-moisissure [14] Les chemises des patrons de café ont des couleurs d’une extrême rareté, principalement en ce qui concerne les bordeaux-dégueulé, et les jaune-bile. San-A.
.
Chaque billet qu’il engrange est un petit coït de coq. Il surveille tout, ne rit jamais et écoute les discours des ivrognes comme s’il s’agissait des vœux du président de la République.
C’est, à mes yeux, l’un des personnages les plus rassurants de France, le Rocher de Gibraltar de la limonaderie nationale. Il doit baiser, bien sûr, et qui sait : se reproduire ? Mais un vrai bistrotier bougnat ne peut être autre chose qu’un self made man . Il n’est né que de sa race, de lui-même et d’une vocation profonde.
Il nous accueille d’un : « Ces messieurs ? » parcimonieux et presque hautain (hautain en emporte le vain). Nous retenons une prosternation spontanée et cernons une table de marbre cerclée d’étain.
Deux demis panachés et un grand côtes-du-Rhône nous rejoignent.
Larigot regarde avec attention les clients de la brasserie.
— Il n’est pas encore là ! fait-il enfin.
— Vous croyez qu’il viendra ?
— A trois reprises il s’est annoncé à midi tapant.
L’horloge de l’établissement, belle œuvre octogonale à carrosserie noire incrustée de nacre, marque moins vingt de midi.
— On a tout not’ temps, apprécie Béru. J’ clap’rais bien un sandouiche-rillettes comme apéritif. Moi, si j’prends pas un p’tit casse-dalle avant l’repas, j’mange de moins bon appétit.
Le loufiat qui est présent enregistre la commande.
— Avec beurre ? demande-t-il.
— Avec beurre, cornichons, jambon et fromage, comme tous les authentiques sandouiches-rillettes, mon pote !
Béru le regarde s’éloigner en soupirant.
— Quand j’repense à mes caillettes de l’Ardèche, j’ai envie d’chialer. La prochaine fois, j’me les ferai espédier poste restante. A propos : Berthe est à l’hosto des Quinze-Vingts, rapport à une décollure d’la rétine consécutif à un d’mes marrons. J’croive qu’celle-là, elle s’en rappellera !
— Attention ! Le voilà, souffle Larigot.
Je me retiens de mater tout de suite. Surtout ne pas troubler le « fournisseur » de feu Larmiche. Je prends tout mon temps avant de lui filer le coup de périscope qui me décolle la rétine, à moi aussi.
Plutôt inattendu. C’est un monsieur de quarante-cinq berges environ, habillé de sombre, avec une serviette de cuir et un parapluie. Sérieux comme un type qui vient de découvrir l’amant de sa femme dans la penderie de leur chambre.
On voit qu’il est un habitué car Gustave, le loufiat, lui apporte, sans qu’il l’eût demandé, un grand Campari soda avec une tranche d’orange. Au bout d’un quart d’heure, un gars vient le rejoindre. Un homme en grand deuil, avec une mèche de cheveux à la Hitler devant les yeux. Lui aussi est muni d’un pébroque. Je sais que le temps est incertain mais ça m’étonnerait qu’il vase. On peut à la rigueur s’attendre à de la neige, mais parcimonieuse. L’arrivant pose son riflard roulé (un pépin pliant qu’on peut mettre dans une sacoche) sur la table et se commande un grand crème.
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