San-Antonio
Al Capote
Roman détergent
et légèrement aphrodisiaque
A Pierre Sciclounoff
Pierre, tu es pierre, et sur cette pierre
je bâtirai ma famille.
San-A.
Notre drame, c’est que le dernier des cons n’est pas toujours le premier venu.
San-Antonio
* * *
La plupart des gens que je fréquente gagnent à être méconnus.
Patrice Dard
* * *
Je crois en Dieu, mais je ne crois pas en ceux qui croient en Dieu.
Nicolas Hossein
1
LE VIEIL HOMME HAIT LA MÈRE [1] Chapitre dédié à Ernest Hemingway.
Une jeune Martiniquaise, avec un cul comme un bénitier, m’entraîne à travers un dédale de couloirs moroses jusqu’à un dortoir puant le vieux et le médicament en vente libre.
Dix lits : cinq à bâbord, cinq à tribord.
Deux fenêtres garnies de rideaux blancs tachetés de rouille. Des tables de nuit en fer. Dix placards bancaux. Comment ? Tu es sûr ? Excuse-moi : dix placards bancals, donc ; un sol en bull-gum brunâtre en pleine tumescence et deux ampoules aux ridicules abat-jour de raphia pour éclairer le tout dès potron-minette, tel est le lieu où le bonhomme que je viens visiter gère ses derniers jours, voire ses derniers instants.
La petite Martiniquaise me le désigne d’un mouvement qui occasionne une décharge d’odeurs ménageresques.
Elle annonce :
— C’est M. Alfred Constaman.
Puis me laisse en tête à queue avec lui.
Je dis en tête à queue parce que le vieillard, assis au bord de son lit, est en train de pisser dans un urinal de verre. Je voudrais, par décence, ne regarder que son visage, mais le panais introduit dans le récipient est d’une telle dimension que, franchement, il est difficile d’accorder son attention à autre chose. A vrai dire, une faible partie du membre se trouve à l’intérieur de l’urinal : son extrémité seulement. Le reste serpente et dodeline sur sa pauvre cuisse maigrichonne. A sa grande époque, il devait déballer devant les dames une bite olympique, le père Alfred ; classée monument hystérique ! Son ombre chinoise, au gazier, était celle d’une pompe à essence. Le gazouillis de sa miction est le seul bruit perceptible. Sinon, tout est silence. Un sale silence sépulcral. Ayant vidé sa vessie, il dépose l’urinal dans le casier inférieur de sa table de chevet, puis, avec un ahanement misérable, se remet en position d’agonie.
C’est alors que je m’approche de son lit. Jusque-là, il n’a pas pris garde à ma présence. Déjà « ailleurs », le vieux ; il a raccroché sa clé au tableau et les choses d’ici-bas ne le concernent presque plus.
Je me penche sur son plumard malodorant.
— Comment ça va, monsieur Constaman ?
Ce qu’on peut poser comme questions connes au cours d’une vie ! Je le vois bien « comment il va », ce pauvre crapoteux en partance ! Un pied dans le néant et l’autre sur une plaque de verglas ! Il doit rôder autour des quatre-vingt-quinze balais, l’ancêtre ! D’une maigreur gerbante. T’as déjà vu une tête de mort mal rasée, toi ? Avec deux glaves dans les orbites en guise d’yeux ?
Ce qui lui sert de regard erre un instant sur ma personne.
Et, ô ironie, il articule, presque distinctement :
— Ça va, ça va !
J’avise une chaise en maraude qui passait dans la travée et l’affrète. Viens m’asseoir à califourchon au bord du fossile. Je me mets en biais pour ne pas risquer de voir l'urinal à demi plein de vilaine pisse. Moi, l’urine me dégoûte davantage que la merde ; j’sais pas pourquoi.
J’attaque :
— Vous savez qu’on a parlé de vous dans le journal, monsieur Constaman ?
Il a l’expression évasive. On devine que les mots ont du mal à forcer son entendement.
— Le journal ? il soupire.
— V.S.D., un grand hebdomadaire. Tenez, j’ai ici l’article qui vous concerne.
Et d’extraire de ma fouille une double page illustrée que je défroisse avant de la lui présenter.
Il ne s’en saisit pas.
— Je n’y vois presque plus de mes yeux, allègue le vieillard qui n’est plus à un pléonasme près.
— Vous vous souvenez avoir reçu la visite d’un journaliste, il y a quelque temps ?
Ça ne lui dit pas chouchouille, au père Alfred. Je touille de la brume dans sa tronche, mais ça ne produit aucune étincelle, pas même de la crème fouettée.
Je répète :
— Un journaliste, vous savez ? Ces gens qui écrivent dans les journaux. Il faisait une enquête sur les derniers bagnards encore vivants.
Là, j’ai l’air de marquer un point car une mimique pouvant passer pour un acquiescement passe sur ses traits Emma sciée.
— Vous êtes un des derniers à vous être tapé le pénitencier de Saint-Laurent-du-Maroni. Vous y avez, paraît-il, tiré dix piges.
Voilà, il a reconnecté, Alfred. Sa boussole s’est remise plein nord. Il murmure avec un accent canaille retrouvé :
— Ça se fait pas sur une patte !
— Je m’en gaffe ! renchéris-je. Vous vous êtes évadé, tout comme Papillon que vous avez connu, semble-t-il ?
Il opine.
— Oui, un drôle !
— Vous avez passé un certain temps à Caracas, histoire de vous refaire.
— Un pays de merde !
— Vous l’avez assez vite quitté pour vous rendre aux States…
— Ah ! là-bas, ça a été la grande période.
— Une grande période qui s’est achevée à Alcatraz où vous avez pris pension jusqu’à la fermeture du pénitencier, en 63. Cette année-là, vous avez bénéficié d’une remise de peine.
— Exact.
— Vous aviez contracté la syphilis et vous traversiez une vilaine passe du point de vue santé.
Il grommelle :
— C’était ce petit salaud de Rocky qui me l’avait filée !
— Contrairement à la plupart de vos compagnons de captivité, quand on vous a élargi, vous êtes demeuré à San Francisco plusieurs années.
— L’hôpital.
— Il s’est passé, durant votre séjour à Frisco, un truc à peu près unique dans les annales : vous avez essayé de pénétrer dans Alcatraz !
Il a un vague hochement de tête encourageant. Alors, je poursuis :
— Vous avez loué un petit bateau de pêche et avez fait mine d’attraper du poisson dans la baie, à proximité de l’île. Vous vous y êtes rendu plusieurs jours de suite pour habituer les observateurs à votre présence.
« Un soir, vous avez installé un mannequin grossier à votre place et vous avez nagé jusqu’à Alcatraz. Vous vous étiez muni d’un matériel de serrurier afin de forcer les portes. Un veilleur de nuit vous a intercepté dans “ Broadway ”, l’allée centrale du pénitencier.
« Vous avez été traduit devant le juge pour effraction. Vous avez chiqué au déséquilibre mental. Votre tentative était si folle, en effet, qu’on a mis sur le compte de votre syphilis cette démarche saugrenue de l’ancien convict désireux de retourner dans sa geôle. Le juge n’a pas poursuivi. Il semblerait qu’à compter de cet incident, vous vous soyez rangé des voitures.
« Au sortir de l’hôpital, vous vous êtes fait cireur de chaussures dans le centre de San Francisco, derrière le grand magasin Macy’s. Après avoir vivoté de la sorte un certain temps, vous avez écrit à un fils naturel que vous aviez et qui est décédé accidentellement l’an passé. Ce type a payé votre voyage de retour en France et vous a trouvé un emploi de jardinier dans un hospice : celui-là même où vous séjournez actuellement. Ça cadre, comme curriculum ? »
Alfred Constaman demeure un long moment à regarder une mouche, au plafond, qui en sodomise une autre avec tact et sans précipitation.
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