« De même, faut surveiller aussi son langage quand c’est une veuve qui se remarie. A ce propos, vous savez que les veuves doivent garder leurs précédents anneaux. J’en ai connu une, son doigt on aurait dit un ressort à boudin ! Cinq maris qu’elle avait consommés, la vorace. Dans ces mariages-là, vous faites très sobre. Vous lui murmurez aimablement, en l’embrassant : “Çui-là, faites-lui porter une flanelle, qu’il s’enrhume pas”, ou mieux encore, si vous êtes intime avec elle : “Tu le vois bien, Lélette, qu’on trouve des recharges.” Enfin, tout cela, mes fils, c’est affaire de talc.
« C’est à la sacristie que les vieux commencent à remercier des cadeaux. Ils chuchotent, en pétrissant le paquet de phalanges de l’invité : “Comme vous avez gâté notre fille, m’sieur Louis ! Oh ! vraiment, c’est trop beau. Une vraie folie ! Si Lolotte serait pas si contente, je vous tirerais les oreilles.” L’invité, lui, il doit prendre un petit air modeste, vous voyez le genre ? Et il murmure avec le sourire Colgate : “C’est rien du tout, pensez ; on me fait des conditions chez les grossistes”, ou encore : “Parlons-en pas, c’est un vieux truc qui me vient de ma tata Julie et que je savais pas qu’en foutre.” Ça met à l’aise. »
Béru s’octroie un grand coup de beaujolpif, clape de la menteuse à plusieurs reprises et reprend.
— De nos jours, hélas ! le repas de noces tend à disparaître. Le lunch debout, v’là ce qui l’a remplacé.
Il prend une puissante aspiration.
— C’est regrettable ! laisse tomber le professeur. Déjà, jouer de la musique en marchant, je trouve pas ça très helvétique [19] Béru voulait-il dire esthétique ?
, mais croquer debout, c’est la fin de tout ! On trimbale son attirail à bouffe d’un coin à l’autre du salon, on s’en colle partout, on en bascule sur les robes des donzelles, on est obligé de causer la bouche pleine. Et quand on veut du rabe, c’est la lutte au baba autour du buffet ! Vaut mieux inviter moins de peuple à la noce et faire tortorer les convives d’une façon décente.
Il explore son larfouillet, en sort un bristol craquelé, taché, jauni, plissé, mou à force de manipulations et, le dépliant, déclare :
— Voilà le menu de ma noce à moi, les gars. C’est le même que çui qu’a offert à l’ambassade d’Angleterre Sa Majesté Edouard VII lors de son voyage à Paname en 1903.
Il déclame, du ton que prennent les huissiers pour annoncer les invités d’une grande réception :
Potage de tortue clair
Crème d’orge à la Dhuran
Zéphyrs à la romaine
Darne de truite saumonée à la moderne
Selles de mouton à l’anglaise.
Côtelettes de pintades à la George IV
Timbale de volaille à la Rossini
Mignardises de foies gras à l’Infante
Sorbets à la Pompadour
Poulardes de Bresse rôties
Salade Gugliemi
Homards à la parisienne
Asperges d’Argenteuil sauce riche
Pudding à la Windsor
Biscuit glacé à la Monselet
Diablotins et Chester-Cakes
Les larmes ruissellent sur son beau visage. Il toussote, se mouche avec la partie large de sa cravate, l’enfouit ensuite dans sa chemise et annonce :
— Ah ! ils savaient manger en ce temps-là !
« Ce menu, je l’avais déniché dans un Vermot quand j’étais chiare. Je le savais par cœur et je m’étais toujours dit qu’un jour je me le payerais. Mon mariage, c’était l’occase rêvée, vous êtes bien d’accord ? Seulement il coûtait une fortune. Je sais pas si vous vous rendez compte, mais c’est une jaffe monumentale, la superproduction d’Hollivode en vistavision et bicarbonate à la clé. On était une trentaine à mon mariage. On pouvait pas se permettre une telle excentricité ! Même avec des conditions de payement ça nous dépassait le budget. Et pourtant, on en avait tellement envie ! C’est ma Berthe qui a trouvé la solution. On s’est commandé le fameux menu rien que pour nous deux, vu qu’on était les mariés. Pour les autres on a pris un frichti plus raisonnable : harengs-pommes à l’huile, gratin de chou-fleur, boudin du chef et la corbeille de fruits. Naturliche, ils ont eu fini bien avant nous. Ils s’épluchaient la mandarine qu’on en était tout juste à la darne de truite saumonée. Ils poussaient des sales bouilles de nous voir dégringoler une tortore aussi somptueuse. Les fumets, ça leur énervait la glande salivaire. Mon oncle Agénor, avec son râtelier à façon, il grinçait de ses fausses dents. La cousine Gertrude, aussi, elle montait au renaud, grincheuse en diable, disant tout haut qu’on était deux beaux goinfres. Mais on s’en branlait, moi et Berthe, de ses sargasses. Je crois que ça nous dopait le tuyau de descente de les voir tous hallucinés devant nous, les coudes sur la table. Y avait que Maman qui s’attendrissait : “Allez-y, mes petits, elle nous encourageait. Profitez-en bien, c’est un beau jour.” On prenait notre temps avec ma petite femme. Le coup de fourchette d’Edouard VII, ç’avait dû être zéro à côté du nôtre ! A un moment, on a failli se faire mal voir biscotte j’ai torgnolé Pierrot, le gamin de mon beau-frère, qui venait larmoyer sur notre sorbet Pompadour. Il voulait y goûter absolument, le petit misérable. Dans mon agacement, je l’ai baffé un peu dur et il a saigné du nez de façon regrettable. Maman l’a vite rapatrié sur les gogues pour lui refaire la vitrine et éviter l’incident.
« Tout en dégustant, je louchais sur ma Berthe et je me sentais fier d’elle de lui voir un si bel appétit. A table, Berthy c’est une scientifique. Elle sait respirer en mangeant pour pas avaler d’air en même temps que sa béarnaise. Même à l’époque, avant qu’elle acquérisse la grande forme, elle se débrouillait comme une poupée ! Le coup de gosier, c’était inné chez elle. Au homard à la parisienne, pourtant, j’ai redouté qu’elle craquasse. Elle est devenue écarlate, concurrençant dangereusement l’homard. Elle clapait à vide. Je lui ai rectifié le tir en lui tendant opportunément son godet de muscadet. Il était bien frappé. Ce coup de fraîcheur, çà lui a assagi les muqueuses et elle a retrouvé tout son beau brio, Berthe. »
Béru vide sa bouteille.
— N’oubliez jamais ce dont je vais vous dire, reprend-il doctement. Faut de la musique à un mariage. Si ça gambille pas ce jour-là, les invités ont l’impression d’être blousés. Je l’avais prévu, c’est pourquoi je m’étais muni d’un musicien d’élite : le sous-brigadier Grossel, un virtuose. Bien que flic, c’était pas du violon qu’il jouasse, mais de l’accordéon. Il en possédait un rutilant comme une brasserie neuve ; rouge, je me rappelle, avec des zigzags en nacre partout et des touches en simili or pur. Rien que de le voir, son piano à bretelles, on se sentait du bonheur dans les cannes. Il vous prenait une grande joie à le regarder scintiller dans la lumière, si luxueux. Mais la grande secousse, on la ressentait lorsque Grossel se le carrait sur les genoux. Il commençait par placer un petit tapis de velours noir sur ses guibolles. On avait l’impression qu’il allait plutôt casser la graine, à mater ces préparatifs. Il se filait les bretelles autour du cou, l’air sérieux, recueilli. Un vrai curé qui va se payer une messe télévisée ! Brusquement, ses fortes paluches de matraqueur devenaient pour ainsi dire toutes fluettes. Elles adoptaient le gabarit brodeuse pour danser sur ses claviers. Agiles comme un corps de ballet, les gars ! Comment qu’il s’y repérait dans toutes ces touches, bon Dieu ? Surtout qu’elles étaient même pas numérotées ! Grossel, vous l’auriez vu au naturel, avec son uniforme, engueulant les automobilistes, jamais vous l’auriez cru capable de musiquer de cette façon ! Il devenait pas croyable, tout soudain ! Chaque fois il attaquait par les classiques : « La Petite Tonkinoise » , de Mozart, « J’ai deux amours », de Milliat frères… Voilà que votre âme se filait en accordéon, elle aussi, et qu’elle larmoyait dans les aigus, au moment où l’instrument se met à chialer positivement et à pousser des plaintes.
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