J’attends aussi longtemps que je peux.
Et puis je peux plus.
Alors je m’endors. Mais d’un œil.
CHAPITRE TREIZE
DANS LEQUEL BÉRURIER TRAITE DU MARIAGE
Le lendemain, rien n’est changé à la situation.
Sinon qu’on a retrouvé la bagnole des Dolorosa abandonnée dans un chemin creux près de Bourg-en-Bresse. Cette fois, pas de problème : les clients du Standing Hôtel s’étaient bien aperçus de notre présence, en quittant la villa. Ils ont dû observer nos faits et gestes, discrètement. Comprenant qu’ils étaient démasqués, ils ont appliqué un dispositif d’alerte prévu à l’avance et ont disparu dans la nature après avoir prévenu Cantot Abel. M’est avis qu’ils doivent être en Suisse à l’heure que je cause ! Mathias a passé une nuit « satisfaisante », selon les toubibs qui ont toujours tendance à se satisfaire de peu. Les services de renseignements de Paris m’apprennent que Dolorosa est officiellement courtier en huiles lourdes. Il voyage beaucoup, et aux quatre coins du monde. On ne sait rien de plus sur sa personne et l’on n’a pas encore pu identifier le geôlier du Rouquin. Pour l’instant, mon dernier espoir est en Mathias. Si le brave Rouillé récupère, sans doute pourra-t-il nous apprendre des trucs intéressants à propos de son enlèvement. Wait and see, comme disent volontiers les Français désireux de faire croire qu’ils parlent anglais.
La journée se traîne. J’appelle la sûreté bordelaise pour savoir où ils en sont de leur enquête sur les trois inspecteurs qui m’intéressent. Mes confrères girondins me promettent un rapport circonstancié pour demain, ce qui est une façon comme une autre d’éluder.
Pas la peine de se casser le ménard. J’essaie de rencontrer le Valeureux, mais à ce qu’il paraît, il est « descendu » en ville. Je redoute pour lui le beaujolpif nouveau. C’est une si bonne année que le Gros doit faire son plein. Mais mes craintes sont mal fondées, car le soir venu, à l’heure tant attendue de son cours, nous le trouvons installé dans sa classe, le front nimbé de savoir et l’œil clair. Il a dû essayer son siège avant la cérémonie pour éviter l’incident de la veille. Il ne manque pas de noblesse, Béru. C’est une belle figure dans son genre.
— Seyez-vous ! lâche-t-il d’une voix timbrée à zéro franc trente.
On obéit dans un grand froissement de fringues.
Lors, Bérurier le Noble avance ses dix doigts en pare-chocs et les oppose méticuleusement. On dirait une fermeture Eclair qui se ferme au ralenti.
— Hier, les mecs, attaque notre très cher, j’ai voulu savoir qui c’est qu’avait bricolé ma chaise. Pour cela, je vous ai chargés d’enquêter. J’espère que vous l’avez fait ?
On s’entre-dévisage d’un air incertain. Mes camarades et moi-même avions oublié l’incident, mais pas cet âne rouge de Béru ! Son crâne est tout en os. Les idées qui y stagnent ont de la peine à s’en évader.
— Çui qui me dit qui c’est aura un 20 ! promet le Gros.
Personne ne réagissant, il grogne :
— Je vais donc vous interroger successivement les uns derrière les autres. Çui qui saura rien aura zéro et ça sera bien fait pour ses plumes !
Je pige alors qu’il tient à sauver la face, le Gros vaniteux, et, pour couper court, je lève le doigt.
Béru me coule un regard en vrille.
— Ce qu’y a, jeune homme ? demande-t-il d’une voix prudente.
— Je sais qui a fait le coup, monsieur le professeur.
Un murmure indigné court dans les rangs.
— C’est le dénommé Abel Cantot, fais-je en montrant une place vide. Et j’ajoute : « Ça ne peut être que lui puisque les absents ont toujours tort. »
Du coup, les camarades s’esclaffent. Y en a même un qui admet que, pour un « bougnoule », j’ai de l’esprit. Béru se replie dans sa dignité.
— On verra ça quand c’est qu’il sera de retour, avertit-il, en mettant dans ces paroles menaçantes un maximum d’intention.
Enfin, il ouvre son encyclopédie, trouve le chapitre consacré au mariage et, d’un geste nerveux, casse l’ouvrage en deux afin de faire tenir tranquille la page sélectionnée.
— Camarades, attaque fort démocratiquement le professeur, avant de passer au mariage, faut que je signale une chose à propos des fiançailles. Si on aurait envie de les rompre avant de se passer la corde au cou, faut pas hésiter. Y a des timides qu’ont plus envie de se marida mais qui le font tout de même biscotte ils n’ont pas le culot de déclarer forfait. C’est à ceux-là que je m’adresse. C’est comme un naufragé qui refuserait de s’agripper à sa bouée pour pas l’abîmer ! L’homme qu’a un doute ne doit pas plonger. Comment s’y prendre ? Eh bien voilà : ou bien il va casser carrément le morcif à mademoiselle, ou bien il lui écrit une bafouille ainsi conceptionnée :
« Mon petit cœur, je vais sûrement te filer une secousse beaucoup plus forte que celle que tu t’attendais, mais faut que je t’avoue qu’après m’être pris à part pour une discussion avec moi-même, j’ai décidé de plus me marier. Vois-tu, Ninette, la liberté, c’est une chose qui se partage pas. Alors je préfère garder la mienne et te laisser la tienne plutôt qu’on accrocherait nos deux nôtres à la patère de la salle de bains.
« Veux-z’en-moi pas pour cette décision, c’est le bon sens qui cause ; et crois-moi, mon ex-gosse, mais il débloque rarement. Renvoie-moi la bagouze en recommandé, tu seras une reine. Si des fois elle te plairait trop et que tu t’y serais habituée, je te la laisse au prix coûtant, voir facture ci-jointe. En ce qui concerne nos bafouilles, pas la peine de faire des frais de poste en se les espédiant, on les colle dans les cagoinces et on tire la chasse sur le passé. Si par hasard tu te trouverais de passer dans le quartier, monte me dire bonjour, y aura toujours un doigt de porto et des biscuits pour toi. Et aussi, si vraiment t’as pas de rancune, quelques caresses veloutées dans le genre de celles que tu raffoles. Mon bon souvenir à tes parents. Je te roule la galoche suprême.
Ton X
« Poste-Rectum :
« Je profite de la rupture pour te signaler que ta vioque aurait intérêt à sucer des cachous, parce que quand on l’embrasse on a l’impression que les égoutiers sont en train de réparer une canalisation. »
Bérurier se détend un peu.
— Vous avez noté, les gars ?
Nous lui assurons que « oui », alors il repart.
— Une bafouille, c’t’un peu lâche dans un sens, mais ça vaut mieux que d’envoyer son papa ou un copain en c’est-ta-fête [17] Béru veut sûrement parler d'estafette. (Note de S.-A)
.
Il se cure le nez, pétrit le résultat et l’expédie au petit bonheur, d’une pichenette.
— Je sais de quoi il retourne, déclare Son Expérience. J’ai rendu ce genre de service à un collègue. Il allait épouser la fille de sa teinturière et je devais lui jouer les garçons d’honneur. Et puis, un matin, il s’annonce chez moi pendant que je me rasais. « Faut que tu me sauves la vie », qu’il m’attaque. Et de m’espliquer que la môme lui disait plus rien. Il l’avait passée à l’établi, or elle était pas douée, selon lui, pour la séance de vertige à secousses. Elle s’intéressait qu’à la musique et pendant qu’il lui faisait des trucs endiablés elle causait des grands compositeurs : Litz Taylor, Bach et Laverne, Chou Berthe, Bête au Vent, Œuf and bac, Gougnotte, Mousse-aux-skis, que sais-je… Tant et si bien que ça finissait par lui stopper ses moyens, à mon ami Félix. Quand il lui faisait toucher les deux épaules sur son matelas, à Adèle, il avait l’impression de s’embourber Mozart, à force ! Il se disait que la seule portée qu’il aurait jamais avec elle, ça serait une portée de musique et il finissait par avoir le bougnazof en clé de sol. Il aimait mieux déposer son bilan avant d’aller à la faillite complète. Mais il redoutait la mère qu’avait toujours en main des fers à repasser de dix kilos ! Alors, en pleine dégonfle, il me chargeait d’annoncer la triste nouvelle. Vous parlez d’une mission périlleuse !
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