« Chez nous, bernique, on pouvait que s’inscrire à un parti politique, se faire Bidautiste ou Mollésien, Plévéniste ou Thorésien, Jemenfoutiste ou Gaullien, monter à l’assaut des bistrots, et proclamer bien haut qu’on l’avait été jusqu’à la gauche, opposant du Frisé, vaillant guerrier de l’ombre, auditeur de l’abbé baissé à en avoir mal aux feuilles à force de se la cogner quotidiennement dans les trompes, la moulinette brouilleuse des Chleus. En ce temps-là, le général s’était pas encore déniché des cousins germains, et c’est dommage dans un sens parce que ç’aurait pu aplanir plus tôt, sans infusion de sang ! Hitler l’aurait su à temps qu’on était de la même family, eux, les tronches carrées, et nous, les tronches vides, qu’il s’y serait pris autrement pour nous empaqueter. Au lieu de passer par Sedan, il sautait directo le Channel. Il se sucrait la grande Albion facile. Churchill devenait Pétain et la Gestapo prenait ses quartiers d’hiver à Glace-Glove. Nous autres, on laissait manœuvrer les cousins, puisque de toute manière nos munitions, on pouvait que les balancer avec un lance-pierres, les fusils n’étant pas du même calibre ! Enfin, c’est fait, c’est fait ! Mais j’en reviens à moi, après le grand malentendu. Pétant d’impatience, me voilà chez les Sénégalais. Seul Blanc dans une chambrée. Je me sentais vraiment pâle. D’autant plus que les amis Y a bon Banania en tâtaient. Dès la première nuit les plus téméraires ont voulu me passer au Miror. Des hardis, dessalés, avec une impétuosité bien formidable : ils se gavaient de piment, les traîtres ! Quand j’ai vu un grand méchant se couler sur mon bat-flanc pour me le faire à la frissonnante j’ai chopé le hoquet. J’arrivais de ma brousse avec des illusions et des virginités de partout. Je savais de la vie que ce que j’en avais lu dans Rustica, le seul journal qu’on lisasse chez nous !
« Ça aide pour les semis de printemps, mais y a jamais eu là-dedans des rubriques pour expliquer ce que c’est que le style pédoque et comment t’est-ce qu’on doit s’en défendre. Mon enamouré, je pigeais pas tout de suite quoi t’est-ce qu’il cherchait. Sa tendresse, je la prenais pour de l’amitié, ça me flattait d’inspirer un caporal. Car il était caporal, Bambouli-Bamboula. Il aurait su écrire, il aurait pris de l’avancement avec ses performances in door ! Seulement il ne faisait que des croix. Ses rapports, on aurait dit le plan du Père-Lachaise ! Quand, brusquement, j’ai constaté ses signes estérieurs de richesse, j’ai pigé qu’il y avait du durcissement dans nos relations. J’ai eu les jetons et je m’ai enfui chez l’adjudant qu’était un grand blond alsacien à l’accent choucrouteux. Herckmann, il s’appelait. Un costaud, avec pas de lèvres et des yeux presque blancs à force d’être bleus. Je lui bonnis ma mésaventure. “Ah le sagouin !” il s’écrie. Et le v’là dans la chambrée, à hurler qu’il va faire casser Bambouli. Le casser, ça devait pas être difficult à ce moment-là. Bambouli a rechigné. Baissé la tête, baissé pavillon et le reste. Y a que la jambe de son pyjama qu’il a remontée. Une fois que ç’a été en ordre, Herckmann me dit : “Mon petit gars, faut pas rester avec ces grands vilains, viens avec moi”.
« Flatté, le Béru ! Je suis mon adjudange-gardien dans sa turne. Il me montre son plumard. “Tu vas dormir dans mon lit, comme ça tu ne craindras rien.” Ça partait bien, ma carrière militaire, reconnaissez ? Sans dire ouf, je me blottis en me demandant un peu s’il y aurait suffisamment de place pour deux, vu que, question du gabarit on n’avait pas la morphologie crevard, lui et moi. On se zone, il éteint la calbombe et tout à coup je pige mon drame dans toute sa vigueur : lui aussi il en était, l’adjudant. Un romantique, un délicat. “Appelle-moi ta petite fille”, qu’il me susurre dans le noir. A moi ! A moi, Béru : ma petite fille ! Du coup je me lève, je rallume et je lui déclare que je m’en ressentais pas de jouer la Marquise des Anges avec sa pomme !
« Digne, je retourne dans ma chambrée. Le lendemain, il flottait.
« L’Herckmann me fait descendre dans la cour, l’air sinistre.
« “A plat ventre !” qu’il brame en me désignant la boue.
« “Je vais tacher mon beau costume”, je proteste.
« “Dix jours ! Et à plat ventre !” s’égosille l’adjudante. Y a fallu que je l’obtempère. Des heures, ça a duré. J’avais de la glaise jusqu’au trognon, dans les tifs, dans les oreilles, les narines, la bouche, les dents creuses. Je me demande des fois s’il m’en reste pas encore. Le lendemain il m’a forcé de recommencer, et le lendemain du lendemain… Un vrai calvaire ! Une calamité calamiteuse ! J’avais des idées de désertion. Pour finir je suis été trouver le commandant et comme il pigeait bien la vie, et qu’il aimait pas la rondelle magique, il m’a muté. »
Béru toussote.
— Bon, continue le Conférencier, je rentre dans le civil, je me fais poulet ; et je me marie, du temps passe. Un soir, j’étais à la Mondaine, on opère une descente dans un hôtel pouilladin de la Goutte-d’Or. Et quoi t’est-ce que je déniche, en train de bien faire avec un mataf ? Mon ancien adjudant. Mort de mes os ! j’en grelottais de joie. Je me le fais mettre au frais. Il m’avait pas reconnu vu que j’avais pris de la bonbonne. Nous voilà en tête à tête dans mon burlingue.
« “O Herckmann ! je soupire, si tu m’appellerais ta petite fille, pour voir”… »
Bérurier masse ses phalanges rétrospectivement endolories.
— Cette fiesta, les mecs, rêvasse-t-il. Cette fiesta, ç’a été une des plus belles de ma carrière !
Puis, chassant ses tumultueux souvenirs, il conclut.
— Le jeune homme, voyez-vous, faut le mettre en garde contre les pédaleurs de charme. Les dabes rétrogrades les alertent seulement sur la chtouille, alors que les maladies vénitiennes, de nos jours, avec un verre à liqueur de pénicilloche on les guérit. C’est contre les hommes qu’il faut le prévenir, pas contre les dames. Sinon il est pris au dépourvu et se laisse placer sur une rampe de lancement avant d’avoir pigé. Bien sûr, s’il veut faire une carrière dans le cinoche ou la couture, ça aide. Dans l’antiquité et la coiffure idem ; mais à part ces quatre branches que je cause, s’entraîner à prendre du vase, croyez-moi, c’est pas un placement de père de famille !
Le Solennel se tait, les parois des soufflets collées.
— Faut interrompre ? demande-t-il, je fais dans la longueur aujourd’hui biscotte le chapitre est prépondérant.
Nous nous consultons par des hochements de tête. Certains regardent leurs tocantes.
Je prends la responsabilité.
— M’sieur le professeur, interpellé-je, les plus pressés n’ont qu’à filer, les autres resteront.
— Gi go ! répond le professeur de bonnes manières.
Un jeune gars qui frétille du kangourou depuis un moment se dresse, un peu gêné, et bredouille qu’il a rendez-vous chez le dentiste. Béru le flagelle d’un regard limoneux comme une tanche.
— C’est ça, va te faire couronner la molaire, mon grand, lui dit-il. Mais c’est pas avec une ratiche colmatée que tu pourras éduquer tes grands garçons, plus tard.
Le condisciple fuit sous les huées. Béru hausse les épaules.
— Se défoncer la bagouze pour s’entendre répondre le dentiste, soupire-t-il, ça incite pas au professorat !
Mais il a l’abnégation rapide.
— Faut que je dise une broque sur la façon de jaffer des jeunes gens. J’ai remarqué que de nos jours, le jeune homme se nourrit mal. Il la trouve secondaire, la becquetance, presque superflue. Il tortore n’importe quoi, n’importe où. C’est désastreux comme mœurs, cette négligence. Ça pousse le gargotier au bâclage. Ça développe l’hamburgère, cette tristesse de la nouvelle cuisine. Des boulettes, comme à vot’ Médor ! La carotte râpée, la viande hachée, le yaourt, v’là le menu de l’adolescent moderne ! Je jure ! Ou alors, pour les snobinards le sandwich-clube ; autrement dit de la poubelle en tartines ! On y trouve de tout : des bouts de tomate, des miettes de poulet… comme si ça serait déjà été bouffé une première fois ! Très peu pour moi, merci ! La faillite de la mange, c’est dramatique ; car enfin le Français, à part le Gaullisme sauveur, qu’est-ce qu’il a pour se faire valoir ? La 2 CV, le petit Larousse et sa cuisine, non ? Vous voyez autre chose, vous ? Le jeune homme, maintenant, la mangeaille lui fait honte. Gandhi ! il est bon pour gober le repas-pilule ! Ou même le repas-suppositoire ! Un coup de pouce dans le train et le voilà calorifugé à bloc, la panse garnie, la vitamine en place !
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