Béru déglutit avec difficulté sa salive cotonneuse.
— Je vous souligne comme quoi un pareil comportement est regrettable. C’est pourquoi il faut soigneusement éviter la jalousie chez les enfants. Beaucoup de gens soucieux de la chose croient bien faire en répartissant aux mômes, dès l’enfance, les fringues, la bouffe ou les cadeaux. Le système de la part bien égale, c’est là le vrai danger. Ça leur donne la notion du moitié-moitié, à ces enflés. Ça les amène à mesurer, à peser, à contrôler si les parts sont réellement égales. D’où râlages, revendications et tout le toutim. Le mieux c’est de donner tantôt à l’un, tantôt à l’autre et quèquefois deux coups de suite au même pour bien établir qu’on est pas tenu à une répartition méthodique.
« Le jeune homme a le droit de se battre avec ses frères et sœurs. C’est normal, comme disait mon grand-père : ça fait circuler le sang. Mais minute ! Il doit pas tabasser ses frangines de la même manière que ses frelots. Les frères se dérouillent au poing, tandis qu’on bat toujours les pisseuses avec le plat de la main : gifles ou beignes. Vu ? »
Nous opinons.
— Parfait, se réjouit Sa Profondeur. Pour un jeune homme, de deux choses l’une : ou il mord aux études, ou il a le cervelet qui fait relâche. Dans le premier cas, faut le pousser tant que ça peut. Y a des bourses pour les fauchemanes. Dans le second cas, inutile d’insister. Vu l’encombrement des écoles, le jeunot dont la caboche fait du surplace, vaut mieux l’orienter sur le manuel : mitron, garçon louchébem, plombier, manœuvre, peintre en bâtiment. Dans le premier cas, le mecton qui s’instruit risque de virer au crâneur. Il a tendance à devenir ce que mon manuel cause. Il apprend à chasser, à tennisser, à polocher, à bridger, à monologuer, à piloter, à golfer, à pianoter, à rimailler et même à peindre ! Ça devient du citoyen huppé, futur décoré, futur président. Dans le second cas, le gus qui charbonne risque au contraire de s’enliser dans le renoncement, le médiocre, le fastoche. Conclusion, faut modérer les uns et stimuler les autres, Donner des goûts simples aux gambergeurs et de l’ambition aux tâcherons. Le scientifique, faut le driver vers des sports populaciers tels que le vélo, le fote-bale, le catch ou la boxe. Inversement, c’est au zig qui se fait des ampoules aux paluches qu’il convient d’enseigner le tennis, la chasse et qu’on doit envoyer aux sports d’hiver.
« Notez qu’un nivellement s’opère. La bagnole, d’abord, le service militaire ensuite et puis le mariage pour finir. De nos jours, le zinzin à roulettes passionne tous les niveaux socials : les fils de ministre comme les enfants de Puteaux ; ils rêvent tous de fendre la bise au volant d’une Jaguar type E ou d’une Ferrari .
« Les uns chouravent la tire de leur patron, les autres celle de leur Vieux. On appelle les premiers des blousons noirs et les seconds des blousons dorés. Ils ont presque la même coupe de crins, sauf que les seconds se la font faire chez Défossé. Les premiers ont dans leur poche une chaîne de vélo, les seconds ont dans leur poche une liasse de biftons. Les premiers sont passés à tabac, tandis que les seconds sont admonestés. On file les premiers au gnouf, on prive les autres de dessert. Les premiers se font virer de chez leur patron, les seconds de leur lycée. Et tout à lavement. Les premiers ratent leur train de banlieue et les seconds ratent leur bac. Pour les seconds, ça aurait tendance à s’arranger maintenant qu’on trouve les sujets en vente libre dans tous les bons drugstores. »
Il prend un temps, remise ses cheveux entre ses oreilles éléphantesques et le bord visqueux de son couvre-chef.
— Je voudrais pas ancétacer sur le cours de mon collègue qui vous fait l’associé au logis [8] Il est probable que le bon Béru veut parler ici de sociologie.
, déclare le Savant. Pourtant faudrait considérer un peu la question de la délinquance juvénile sous un autre angle que la une des baveux ou la barre des tribunaux.
Il relève sa manche droite, dans un geste avocassier. Puis il se tient le bras droit avec la main gauche comme on met un F.M. en batterie. L’index dardé sur nous, il reprend :
— Nous autres, à la Poule, les magistrats ensuite, la presse, le public, tous, on les déclare fléau du siècle, ces blousons. Tous les jours, leurs méfaits s’étalent dans le canard. On s’indigne à qui mieux mieux. On voudrait les cogner jusqu’à ce qu’ils restent sur le carrelage, les filer par le vide-ordures ou dans les gogues, la pierre au cou, et hop ! dans le canal Saint-Martin pour engraisser les écrevisses ; en finir avec eux une bonne fois pour qu’elle soye bien peinarde, notre quiétude bourgeoise que causent les manuels de Droit. On les déclare maudits, ces méchants voyous tabasseurs. On les déclare choléras, ces coléreux. On les déclare bons à buter. On voudrait en faire de la viande d’espériences atomiques ou anatomiques. Les cloquer aux Chinetoques envahisseurs. Les espédier aux Congolais cannibales, aux Siamois, aux Papous, aux vautours, aux rats. Les déguiser en savon, comme les pauvres juifs de la dernière. Déjà, d’ailleurs, on s’en lave les pognes de leur misère, Ce qu’on veut les empêcher coûte que coûte, c’est de tirer les sonnettes et des coups de pistolet. A part ça, qu’est-ce qu’on fait pour eux, hormis de leur savater le dargeot et de les coller au placard, je demande ? Et je réponds : rien !
Le Véhément cogne sa chaire de son poing cartilagineux.
— Rien ! reprend-il. Rien de rien ! Plusieurs fois, j’en ai passé à tabac. C’était mon turf. Ils s’affalaient tellement vite que j’avais pas besoin de doubler ma mandale. A la première pêche ils redevenaient ce qu’ils étaient : des mômes perdus et éperdus. Alors je les questionnais, messieurs mes lascars d’élèves, et je m’ai fait une idée à recouper leurs mêmes salades. Ces mômes qu’on s’est fabriqués après la guerre, dans la frénésie de la Libération, ils ont poussé dans le débectant climat de la guerre froide. Toute leur petite enfance, ç’a été : les Ruskis et les Ricains vont-ils se la filer la grande avoinée définitive, yes ou niet ? Rappelez-vous-en des bombes promises ! La petite ! celle qui ne bute qu’une ville à la fois ; la moyenne qui vous rase deux ou trois départements seulement et la toute grande, bonne à vous souffler l’Europe comme on mouche une chandelle ; on ne cause plus que de ces demoiselles, qu’elles se prénomment A ou H ! V’là vingt piges que ça dure. A peine on commençait à se dire qu’elle se referait peut-être pas pour Berlin, la Troisième mondiale, que v’là Pékin qui émerge et qui menace ; il la promet, lui. Il chipote pas dans le sous-entendu.
« Laissez-nous faire des heures supplémentaires, qu’ils s’égosillent, les pères Lajaunisse, encore trois grammes de poudre de perlimpinpin par-ci, quelques centilitres de merdonium par-là, un doigt de couillambatonium pour finir le blot, et on vous la livre en exprès, la bombe pékinoise, la seule, la vraie, celle qu’esplosera un bon coup sur vos sales gueules de constipés-au-chocolat-de-luxe.
« Bougez pas, les capitaloches (les faux d’Amérique et les vrais de Russie), attendez, mes braves, on va vous les guérir, vos lésions cardiaques, vous les fertiliser, vos plaines de Virginie ou d’Ukraine ! On va vous la réparer, la France ! Vous la Gaulliser à part entière, rasibus, depuis Dunkerque jusqu’à Ton-ramasse-miettes !
« Et l’Italie, dites : vous allez voir comme on va bien la déchausser de sa botte ! Et les Chleus intrépides doryphores, comme on va les rendre doux, prosémites et moutons de Panurge ! Deux secondes encore, qu’on s’occupe du Franco et de ses phalanges. De l’Elisabeth et de ses mouflets entretenus par France-Dimanche. De la reine Juliénas avec son M’sieur Lippe (au quatrième top où c’est qu’il va aller dinguer, le Consort !) Et du Beau-Doin fabiolesque avec le frangin qu’a le goût de bouchon ! Et du Yougo, le beau Tito goerinesque sur les bords, avec sa carapace de médailles. Et du miraculé de Dallas, le ranchemane Johnson, comment qu’il va y avoir droit à son géant barbecue, à son rodéo national ! Et les petites Suisses, planqués derrière leurs coffres-forts ; bougez pas, le sésame arrive ! Çui qui connaît toutes les combinaisons de Bauche ou de Fichet. Y aura bientôt du chocolat fondant dans vos calbars, les amis ! Nestlé vous l’offre ! »
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