— On a vu la jeune fille, passons au jeune homme.
Sa Majesté feuillette son encyclopédie.
— Le mieux, c’est que je vous ligote ce qu’on cause d’à ce propos dans le livre. Ensuite, on en discutera.
Il tousse élégamment dans sa main, s’essuie sous son aisselle gauche, et déclame d’un ton monocorde les choses plaisantes ci-dessous :
Le jeune homme doit savoir tirer à l’épée, au pistolet, savoir abattre, à la chasse, le gibier du premier coup, jouer au golf, au polo, au lawn-tennis, diriger un aéroplane, il doit savoir réciter des monologues, jouer la comédie, tenir sa partie au piano ou dans un orchestre, savoir au besoin fredonner un air quelconque, rimer des quatrains et des sonnets, crayonner un point de vue, jouer au bridge et avoir voyagé au loin.
Il s’interrompt pour nous regarder, afin de jouir de l’effet. Puis il reprend :
Un jeune homme cède en omnibus la place à une femme, s’efface pour la laisser passer dans un escalier, descend du trottoir pour ne pas séparer deux personnes qui marchent côte à côte. Il ne doit jamais se permettre une plaisanterie sur un prêtre, sa religion fût-elle différente, ni sur un vieillard. Il ne doit jamais parler le cigare à la bouche, le chapeau sur la tête, non seulement à une femme, mais même à un homme qu’il respecte .
— Vous parlez d’une tartine de salamalecs ! explose le professeur en dédaignant violemment le bouquin.
« Je parle pas de la seconde partie qu’est à peu près valable. Encore que je voie guère ce qu’il y a d’offensant de dire “Bonjour, madame” à un curé, manière de détendre l’atmosphère. De même que céder sa gâche dans le bus, ça n’est réglo que si la gonzesse est vioque comme Jérusalem ou enceinte jusqu’aux sourcils, autrement sinon on a l’air de vouloir lui entamer une partie de rentre-dedans ! Et aussi, descendre du trottoir pour pas séparer deux mecs qui discutent le bout de gras, ça risque de vous envoyer à l’hosto avec les bagnoles rasantes.
« Pour ce qui est du cigare, en effet, je suis contre. Un merdeux n’a pas besoin de téter des Coronas pour se donner l’air churchillien. Ça lui encrasse les soufflets, et sa bouche prend un mauvais pli, comme le cul d’une poule qui surproduirait. Mais revenons au premier paragraphe.
« Ils se touchaient un chouïa, les éducateurs d’avant l’autre guerre. A les entendre, le bon jeune homme de leur époque pouvait recta s’embaucher chez Rancy !
« Tirer à l’épée et au pistolet ! Diriger un aéroplane ! Réciter des monologues ! Jouer la comédie ! Tenir sa partie dans un orchestre ! Rimer des quatrains ! »
Il se tait, suffoqué par sa propre hilarité.
— N’en jetez plus, la cour est pleine ! Même Zavatta sait pas faire tout ça ! Le gala de l’Union, qu’on leur faisait préparer à ces biquets ! Et ils appellent ça un chapitre réservé à l’éducation des jeunes gens !
Il fait mine de cracher sur son livre. Mais c’est pas l’homme des actes factices, Béru, et il expectore bel et bien.
— Moi, je vais vous en causer de l’éducation du jeune homme, citoyens. Et on va faire le tour de ses problèmes comme on fait le tour de la tour de Pise, en matant bien l’angle où qu’elle va tomber. Son angle pernicieux, au jeune homme, c’est le Popaul-frémissant-à-convulsions-biquotidiennes, vrai ou faux ?
Et comme nous lui accordons la joie d’acquiescer, il commente, avec dans l’organe une intensité vibrante :
— Tout jeunot, y a le radada qui se met à vous asticoter la membrane. Le moment arrive, fatal, où que l’adolescent commence à en avoir classe des joyeux services de la veuve Paluche et où qu’il aimerait bien jouer Monte-là-dessus pour de bon. Il a beau être son genre, la crampe de l’écrivain le saisit, tôt ou tard. Alors il mate autour de lui pour dégauchir de la chair fraîche, ce petit louveteau. Il voit quoi ? Ses petites cousines et les amies de maman.
« Pas flambard, il attaque d’abord les premières. Moi je me rappelle ma cousine préférée. On avait le même âge. Ses vieux venaient le dimanche à la maison, ou nous autres chez eux. Yvette, elle s’appelait. Une chouette gosse plutôt pâle, avec du son à travers la frime et un œil déjà langoureux comme du Tino Rossi (que c’était sa grande mode à l’époque que je cause).
« Son air sérieux me filait des vapeurs, à Yvette. Quand elle vous regardait, on se demandait si elle le voyait ou non que vous aviez les pinceaux pas propres et le dargeot douteux, tellement qu’elle semblait apercevoir l’invisible, cette gosse. Tout marmots on s’était filé des roustes sévères. On jouait à la poupée. Elle faisait la maman, moi le fazère et c’était normal, en somme, qu’on y aille au gnon, pour faire vrai. Tant qu’il s’agissait de le bercer, son baigneur joufflu, ça carburait. Mais où les choses se gâtaient, c’était au moment de la dînette. Elle lui préparait des bons trucs dans un petit ménage en fer-blanc. Le baigneur pouvait pas croquer, naturliche, puisqu’il était en cellulo. Alors c’était bibi qui bouffais les tartelettes microscopiques, les mignonnes salades et les bouts de lard coupés fin. Clip-clap ! En deux coups de gosier je te vous avais espédié le frichti. Ça la mettait hors d’elle, Yvette. Elle m’invectivait comme quoi j’étais un ogre dénaturé, qu’avait pas le souci de son enfant. Et des trucs encore que je me rappelle pas. A la fin, comme ma dignité donnait de la bande, j’y allais d’une mandale. Elle ripostait avec les ongles. Fallait nous séparer. Les parents nous finissaient à la touffe de genêt. J’avais les mollets tout verts. Et puis un jour, on a cessé de se chicorner. C’est d’elle qu’elle est venue, l’initiative heureuse. Au moment de faire becqueter le baigneur, elle lui a dit : “Pierrot, t’es qu’un petit vilain. Regarde ton papa, comment c’est qu’il mange bien. Prends exemple, Pierrot. Fais comme lui.” Et elle m’a fait bouffer à la cuillère. A chaque bouchée, elle causait à son poupon qui matait ses chaussons d’un œil abruti. “Regarde comme il mange bien, papa, mon chéri. Regarde comme c’est facile. Et une autre encore ! Il va tout finir.” Vous me croirez si vous voudrez, ça m’émotionnait. A la fin je pouvais plus claper et malgré la minusculité des porcifs, elles se carraient en travers de mon gosier.
« Je les gardais dans la bouche. J’avais la chique monstrueuse, la féroce fluxion dentaire. Quand ç’a été fini, Yvette l’a mis au plumard, ce vilain baigneur qui s’obstinait à se nourrir de l’air du temps. “Ça t’apprendra, petit vilain !” qu’elle le grondait. Tout ça, ça se passait au-dessus de l’écurie du cheval, dans le foin qui sentait si bon.
« “Et maintenant, qu’elle a ajouté, Yvette, papa et maman vont faire dodo aussi. Et si tu pleures t’auras la fessée, Pierrot.” Maternelle comme une vraie bonne femme, elle était déjà, à onze ans ! On s’est pieutés côte à côte dans le foin, enroulés dans un sac à pommes de terre qui faisait drap de lit pour la circonstance. Sa chaleur, son odeur et celle du foin, ça m’a chaviré. Je l’ai prise dans mes bras, aussi fort que j’ai pu, tellement qu’elle en a crié de douleur.
« “Qu’est-ce que tu fais, Sandre ?” elle a murmuré d’une voix toute chose. Sandre, c’était mon diminutif d’Alexandre.
« “On joue, j’ai croassé. Papa-maman, quoi ! C’est la vie.” Je l’ai embrassée sur ses lèvres serrées. Elle se défendait un peu, un tout petit peu. C’était de la belle extase toute neuve, les gars. Nos cœurs cognaient sous le sac. On bougeait plus. On avait chaud. On était bien, heureux pour ainsi dire. Et puis, au-dessous de nous, dans son écurie, Gamin, le cheval, a pété un grand coup comme il avait l’habitude après son avoine. On a d’abord fait comme si on aurait pas entendu. Mais ç’a été plus fort que nous et on est partis à rigoler comme deux perdus. On pouvait pas se contenir. Je défie n’importe qui, un cheval qui pète, de pas se marrer ! J’ai retiré mes lèvres, ma main. C’était fini. Les autres dimanches, timidement, on a essayé de le retrouver cet instant, de le continuer plutôt, mais chaque fois on attendait le pet de Gamin et ça nous empêchait d’y croire. »
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