Bérurier essuie un peu d’humidité au coin de ses yeux.
— Non, sérieusement, enchaîne le Gros, les cousines, on peut pas, appeler ça une expérience. On a trop d’arrière-pensées avec elles. Et puis elles sont trop jeunes pour qu’en général ça aille jusqu’au bout. Elles font que préciser votre appétit, que l’exciter. On en rêve, on s’échauffe. Moi, pour la bagatelle sérieuse, je rêvais de ma marraine — je vous l’ai espliqué —, et la première personne adulte que je m’ai offerte ç’a été, vous le savez, la femme du boucher. A part ça, y en a une sur qui je voulais jeter mon révolu, c’était madame Lafigue, une amie de ma mère. Couturière, elle faisait au village. Elle avait suivi des cours chez les sœurs. Elle fabriquait les robes de mariage, pour vous dire sa destérité. Une belle femme, avec un sourire flou, des cheveux mousseux et le regard qui semblait toujours prendre des mesures. Quand je la voyais, agenouillée devant ma mère pour rectifier un ourlet, j’avais le rouge qui me cuisait les oreilles, à force de regarder son énorme fessier. A trop se pencher, sa jupe se retroussait. Moi j’avais trouvé le poste d’observance idéal, derrière le fourneau. Ces morceaux de cuisse, Madame ! Un vrai vertige. J’aurais passé le reste de ma vie à l’abri de ses jupes, misère du monde ! Planqué dessous comme dans une tente. Bien au chaud. Chaque fois qu’elle venait à la maison, j’en avais pour des jours à m’en remettre ! Et elle y venait souvent ! Oh ! pas seulement pour faire des toilettes à Maman, bien sûr, mais en amitié : boire le café ou apporter des bugnes, et aussi échanger une fricassée lorsqu’on saignait le cochon de part et d’autre.
« Des années je me suis demandé si ça me serait possible un jour de me la payer, madame Lafigue. D’autant plus qu’elle était sérieuse. Rieuse mais digne. Et son mari était un grand blond dont les yeux pâles me filaient les copeaux. Cocu, il devait être capable du pire, c’t’homme-là ! Si je lui avais embroqué sa gerce et qu’il l’apprenne, il m’aurait pelé comme une pomme, le sagouin ! Déguisé en vermicelle ! Pour me ramasser, y aurait même pas eu besoin d’un brancard, un tampon buvard eusse suffi. Oui, des années j’ai tiré la langue à lui regarder le juponnant ! A penser aux trucs que je lui ferais, à ceux que je lui demanderais ; aux autres encore, qu’on inventerait fatalement. Après ses départs, j’avais des tête-à-tête meurtriers. Ça solutionnait pas. A force d’y penser à vide, je devenais fataliste. Je renonçais en grandissant. Je me disais que ça ne se ferait jamais, nous deux, madame Lafigue et moi, dans un plumard ou de la paille ! Et puis une année, j’allais sur mes quinze berges, l’oncle Fernand s’est marié. C’était le demi-frère à Maman. Un grand vaurien qui avait engrossé la moitié du canton. V’là qu’il était tombé pâle pour une riche fille de maquignon et que l’amour le liquéfiait. Ça finit toujours commak, les fiers-à-bras : la bagouze, M’sieur le maire et la corde au cou. Vu que c’était un grand mariage, y a tous fallu qu’on se fringue. M’man m’a acheté un complet sombre au marché. On n’a pas trouvé ma taille. Le seize ans m’allait déjà plus et je flottais un peu dans le dix-huit. On a tout de même acheté le dix-huit ans. C’était plus chérot, mais la fierté de Môman ça lui compensait la majoration. Elle m’a dit d’aller me le faire rajuster chez madame Lafigue. Que madame Lafigue voulait bien, pour une fois, retaper un costard d’homme puisque c’était pour le garçon de sa meilleure amie.
« Un soir, donc, me voilà parti chez les Lafigue, poursuit le Gros pour son auditoire attentif. Ils habitaient à l’autre estrémité du bourg, en bordure du bois. La couturière était barricadée. Y a fallu que je cognasse longtemps et que je disasse mon nom pour qu’elle m’ouvrasse. Elle m’a alors expliqué que son bonhomme était à un repas de batteuse et qu’elle avait peur, seule la nuit, dans sa maison. Surtout que Black, leur gros chien jaune, suivait toujours son maître.
« “Bon, c’est pas le tout, enfile ton complet” qu’elle me dit. Je l’avais sur le bras. Je regarde autour de moi pour chercher un coin où me défringuer.
« “Qu’est-ce t’attends, Sandre ?” elle s’étonne.
« Et puis elle comprend et rougit.
« “C’est vrai que t’es plus un gamin. Viens par ici !”
« Elle m’ouvre la porte de sa chambre et me laisse.
« Je m’approche du lit : son plumard à elle, avec une belle courtepointe brodée. Au mur, y avait un crucifix noir, je me rappelle, on avait mis un rameau de buis derrière les bras du Jésus. Tout à côté, dans un grand cadre, les parents à Lafigue, côte à côte, avec le menton en casse-noisettes, biscotte quand on leur avait tiré le portrait ils n’avaient déjà plus de ratiches et que les râteliers, ça se faisait pas dans les campagnes. Je me dessape rapidos. J’avais crainte qu’elle entrasse trop tôt. Vite-vite, je saute dans le futal afin de parer au plus urgent. Je tremblais comme un bol de gelée sur le dos d’un dromadaire !
« Comme je cherchais la braguette, la voilà qui rerentre, madame Lafigue. Elle me regarde et éclate de rire. J’avais beau m’escrimer, macache pour dégauchir cette foutue braguette. “T’es comme le roi Dagobert, Sandre”, elle me fait en pouffant de plus belle, “t’as mis ta culotte à l’envers, mon gars.” C’était vrai. Je pouvais pas la boutonner, la braguette, puisque je l’avais dans le dos, comme Charpini. Je tâtonnais vilain. De la voir se marrer à gorge d’employée, il me venait des frissons dans la moelle, les gars. Faut dire qu’elle portait, chez elle, une espèce de blouse bien simple, bien légère, et que sa rifouille lui dilatait le balcon comme si on l’aurait gonflée avec une pompe à pied.
« “Pourquoi essaies-tu de le reboutonner, puisqu’il est à l’envers, Sandre ?” elle a fini par objecter. “Pose-le donc et renfile-le à l’endroit, mon bonhomme !”
« Tout en causant, par jeu, elle m’a fait lâcher mon remontant. Ça lui a coupé la parole, le spectacle que j’offrais. Je savais plus comment me calmer le sinistre. Elle en exorbitait, la couturière. Elle était tout écarquillée, toute médusée, toute pétrifiée.
« “Mais qu’est-ce qui t’arrive, mon petit Sandre ?” qu’elle se lamentait, la pauvre grosse, avec son dé à coudre au bout du doigt. Moi, j’avais les yeux qui bredouillaient et les genoux qui faisaient bravo. On était devenus des témoins ébahis. On contemplait ce sortilège sans savoir ce qu’y fallait en faire. Ça nous venait pas à l’idée, ni à moi ni à elle, parole ! Comme si on l’aurait trouvé sur le chemin sans comprendre à quoi ça pouvait servir !
« “Mais qu’est-ce qui te prend, mon pauvre Sandre ! C’est pas normal, à ton âge !” elle continuait, Mme Lafigue.
« J’en eusse chialé. Elle a ajouté “J’ai jamais vu ça de ma vie !” Je crois que ces paroles flatteuses m’ont redonné le sens des convenances.
« “Je vous aime, mâme Lafigue”, j’ai lâché tout à travers.
« Elle s’attendait pas.
« “Tu plaisantes !”
« “Non, non”, que je lui ai répondu. Et je m’ai approché d’elle. Ça lui a filé peur, elle a reculé. Elle protestait que c’était pas possible. A force de battre en retraite elle a culbuté sur le pageot. Là-haut dans leur cadre, les deux croquants de parents Lafigue me toisaient à la caille. Ils avaient l’air salement teigneux de voir encorner leur fils par un morveux de quinze ans ! Je manquais d’expérience pour lui déboucler les harnais, à Mme Lafigue. C’est elle qui a fini par aider. Bien résignée, qu’elle était devenue. Elle poussait des vaches de soupirs comme quoi c’était pas raisonnable. J’étais bien de son avis mais franchement j’y pouvais rien.
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