Quelques costauds du format de celui qui m’escorte sont enfouis jusqu’au cou dans lesdits fauteuils. Derrière le bureau se tient un vieux bonhomme aux cheveux drus, grisonnants. On voit qu’il est vieux à son visage ridé, mais, comme prestance, il se pose là ! Il a d’épais sourcils, l’œil noir et enfoncé, la bouche mince.
Pour les fringues, c’est un Brummell ! Complet bleu croisé, chemise blanche, cravate noire ornée d’un filet bleu. Aux doigts, une quincaillerie valant des milliers de dollars.
Il me regarde venir comme un roi, du haut de son trône, regarde venir le mendigot de la semaine.
Lorsque je suis devant lui, il m’examine silencieusement, implacablement. Son regard est d’une cruelle éloquence : il m’apprend que ma cravate rouge ne va pas du tout avec mon costard gris à rayures, parce qu’elle est elle-même à rayures. Que mes chaussettes bleues sont une hérésie et mes pompes de daim une preuve de mauvais goût.
J’essaie de briser sa contemplation en lui adressant un salut que je m’efforce de rendre cordial, mais il est hypnotisé.
— Si je vous plais tellement, je peux vous avoir ma photo en pied, je murmure.
— A quoi bon ? rétorque-t-il.
Son français est excellent. Sa voix est douce, chaude, comme celle d’un speaker qui donne aux futures mamans des conseils de puériculture.
J avoue que je suis surpris.
— Vous parlez français ? Balbutié-je.
— Devinez ? fait-il sans rire.
Drôle de gabarit ! Des types comme lui, on n’en rencontre pas des tonnes !
— Vous êtes de la police française ?
— Oui.
— Grane vient de me donner des explications, inutile donc de résumer. Vous attendez quelque chose de moi ?
Je me convoque d’extrême urgence pour une conférence intime.
« San-Antonio, je me dis, l’honneur national est en jeu. Si tu continues à te laisser mettre en boîte par ce zigoto, tu vas tellement avoir l’air d’une crêpe que tu n’oseras plus jamais te rencontrer dans une glace. »
Je me racle le corgnolon.
— Oui, fais-je, j’attends plusieurs choses de vous : un siège, pour commencer, car j’ai horreur de parler debout, et ensuite quelques minutes d’attention.
Son sourcil gauche remonte d’un centimètre.
Il est vachement surpris et, par conséquent, intéressé.
D’un coup de pouce, il me montre un fauteuil.
Je m’y laisse choir, puis j’examine les quatre brutes dispersées dans l’immense pièce comme des naufragés sur des atolls !
« Faites chauffer l’atoll ! » comme diraient les gars de Bikini !
Je leur souris aimablement, mais autant sourire à quatre tas de terre. Leurs cerveaux sont gros comme des noisettes et se perdent dans la masse. Alors, pour la question des réactions, vous repasserez la semaine prochaine ! Tout ce qu’ils sont capables de faire, ces tordus, c’est de sortir un pétard de leur poche à la vitesse où vous crachez un noyau de cerise et de vous téléphoner une praline dans le bocal !
Je reviens à Maresco, lequel, décidément, offre un intérêt humain.
— Ils ne sont pas marrants, vos boy-scouts ! Je lui fais. Chez nous, les tueurs sont plus rigolos, car ils sont latins !
Il ne bronche pas.
Mais sa bouche s’entrouvre d’un quart de poil.
— Aux États-Unis, dit-il, le temps est une valeur. Je n’ai que quelques minutes à vous accorder, monsieur le commissaire français.
— Le Bon Dieu vous le rendra, fais-je gentiment.
— Que voulez-vous ?
— Vous poser une question.
— Vous n’avez aucune qualité pour poser des questions à un citoyen américain.
Il doit être bon sur un court de tennis, Maresco. Il a le don de la riposte !
— J’agis à titre officieux, d’accord, mais sur la demande de votre police.
Maresco se tourne légèrement en biais afin de pouvoir croiser ses jambes.
— Écoutez, dit-il, je suis d’origine italienne. Je connais beaucoup l’Europe, la France en particulier. Dans nos pays, tout est officieux, mais, ici, tout est officiel. L’officieux, c’est fait pour les gens qui ont du temps à perdre.
« Moi, je n’ai pas le temps de répondre à vos questions. Vous venez me parler des filles assassinées, vous avez appris que les boîtes auxquelles elles appartenaient sont sous mon contrôle et vous jouez les enquêteurs. Je ne sais rien. J’ai promis dix mille dollars à qui trouvera le meurtrier. Trouvez-le et passez à la caisse. »
Il se dresse à demi.
— Bonsoir.
Comme mise à la lourde, c’est du gratiné, vous ne trouvez pas ?
Je ne veux pas lui donner la satisfaction de me voir en crosse.
— Comme vous voudrez, Maresco, dis-je en me levant. Pourtant, si vous ne voulez pas me parler, laissez-moi vous dire quelque chose. Je ne crois pas beaucoup à l’histoire du meurtrier sadique. Un meurtrier sadique se serait fait crever depuis le temps. Et puis…
Et je le bigle puissamment :
— La petite du taxiphone n’aurait pas été portée dans la cabine « après sa mort et après la fermeture du Cyro’s ! »
Je me taille sans me retourner.
M’est avis qu’il doit regretter ses manières d’empereur romain, le vieux Rital !
Le tueur à gages qui m’a escorté pour venir me raccompagne.
Une fois dans l’avenue, je respire puissamment. Curieuse prise de contact, à la vérité ! Je viens de faire connaissance vraiment avec les États-Unis. C’est une sorte de baptême du gangstérisme.
Je tourne le coin de l’avenue et je pénètre dans un établissement tout ce qu’il y a de sélect.
— Double whisky ! Dis-je en m’accoudant au bar.
CHAPITRE V
« Une vieille connaissance »
Le Cyro’s est fermé. Une grille à croisillons en interdit l’accès. Pourtant, j’entends chanter à l’intérieur. Un zig brame à plein chapeau. Et ce zig, je vous parie la main de ma sœur contre le masseur de Marlène que c’est un Noir. Il n’y a qu’un Noir pour chanter les blues de cette manière-là.
Je passe mon poing au travers de la grille et je cogne dans la porte.
Ça ne produit tout d’abord aucun effet, mais la persévérance est toujours récompensée. A force de tabasser, la chanson s’arrête et la lourde s’entrouvre. Je vois apparaître le visage rigolo d’un négrillon. Il est en veste blanche boutonnée sur l’épaule, il porte un pantalon bleu et il est coiffé d’une casquette à petite visière.
— Excuse me, lui dis-je. Open, police !
Il ouvre la bouche et ses dents se mettent à étinceler comme un collier de perles. Je sais que cette comparaison est d’une pauvreté navrante, mais les plus grands auteurs se laissent aller à la facilité.
— Open !
Je le gueule tellement fort que des passants se retournent.
Et je rajoute :
— Police !
Parce que c’est le mot qui a le plus de chance d’impressionner un honnête homme.
Le négus a fini par réaliser. Il ouvre la grille et je pénètre dans l’estanco.
Le coin est vaste, désert comme une cathédrale après les vêpres et en grand nettoyage. C’est le négus qui se tape la séance d’aspirateur avant de remettre les sièges en place.
C’est certainement lui qui a découvert le cadavre de la souris dans la cabine. Mais, comme il ne jacte pas une broque de français, je renonce aux questions.
Je sors mon dico de ma fouille et je construis des phrases comme on joue au puzzle.
En quelques minutes de cet exercice qu’il suit avec attention, je parviens à lui faire comprendre que j’ai besoin de voir le gérant de la taule, et de le voir rapidement !
Il sourit aimablement alors et m’entraîne solennellement vers le fond de la salle.
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