— Mon Dieu, Grane, ne m’avez-vous pas fait radiner de France pour que je m’occupe de votre affaire ?
— Si, mais une telle rapidité.
— Attention ! je n’ai pas mis la main sur l’assassin et je ne la mettrai peut-être jamais. Simplement, j’ai découvert certains petits éléments qui ne figurent pas dans le rapport.
— Oh ! dit-il. Vous avez rendu visite à Maresco ?
— Oui.
— On a téléphoné de chez lui à deux reprises. Une première fois avant votre entrevue, pour demander des explications sur votre compte, et une seconde après votre départ, pour redemander des explications. La seconde fois, c’est Maresco lui-même qui était à l’appareil.
— Mince d’honneur, je ricane.
Il fait semblant de ne pas avoir entendu.
— Puis-je vous demander la raison de cette visite ?
— Mon Dieu, n’est-il pas le grand manitou des boîtes où travaillaient les victimes ?
— Si, mais…
— Mais c’est tout ! Je ne néglige rien.
Il n’insiste pas.
Je poursuis :
— Autre chose : le gérant du Cyro’s est un repris de justice ; à Paris, il a un dossier comme ma cuisse, aux sommiers. Quatre ans de taule pour attaque à main armée, puis huit ans pour abus de confiance. Un gentil coco.
Grane hausse les épaules.
— Si vous voulez des anges, il ne faut pas venir à Chicago.
— Je m’en doute. Mais là n’est pas la question. Je suis en mesure de vous apprendre que la fille butée au Cyro’s ne l’a pas été dans la cabine téléphonique, mais ailleurs et on a porté son corps là-bas « après » la fermeture de la taule.
« Cela dit, je connais suffisamment les hommes pour pouvoir affirmer que Seruti, le taulier, est au courant de ce transport de cadavre. Je ne dis pas qu’il soit mêlé au meurtre — ce qui, en tout cas, n’aurait rien de surprenant — mais qu’il sait où la fille a été tuée. »
Grane se frotte le menton.
— Je ne vois pas ce qu’on peut faire, dit-il. Seruti, c’est Maresco. Dans l’état actuel des choses, on ne peut pas s’en prendre à Maresco sur des présomptions.
Il a les jetons, Grane ! Ici, plus qu’ailleurs, c’est la république des pontes !
— Laissez glaner, dis-je. Je vais m’occuper de cela tout seulabre. Je suis ici à titre tout ce qu’il y a d’officieux ; c’est un handicap et un avantage. Je n’ai pas d’appui, mais aussi pas de comptes à rendre !
Il a senti que je suis en rogne et il tire un flacon de raide de son fameux tiroir-bar !
— Un drink ?
— D’accord… Sur ce terrain-là, nous nous entendrons toujours.
Je liche mon godet.
— Dites-moi, Grane, puisque vous faites surveiller sur une grande échelle les maisons de danse, voulez-vous attacher un zigoto à la personne d’une jeune taxi-girl de mes relations ?
— Quel nom ?
— J’ignore le prénom. Je n’ai lu que son nom sur sa plaque : Morrisson. Et elle habite…
Je tire un brin de carnet de ma poche.
— Canal St… 518… C’est une fille brune… bien foutue…
— Vous avez des raisons de croire qu’elle est en danger ?
— Toutes les taxi-girls le sont, mais peut-être l’estelle particulièrement.
Grane décroche son téléphone et demande quelque chose à la standardiste. On lui passe le service réclamé. Je l’entends refiler le blaze et l’adresse de la pépée.
— Le nécessaire va être fait, assure-t-il. J’ai demandé qu’on place devant sa porte un spécialiste.
— Parfait ! Il ne me reste plus qu’à vous demander de me soumettre encore une fois les fameux papiers signés : le Français.
— Volontiers…
Il récupère son dossier et sort de l’enveloppe en carton les sept billets.
— Vous avez une loupe ?
— Facile.
Il sonne Cecilia et lui demande d’apporter l’objet réclamé.
Tandis que j’examine les sept billets, il me regarde attentivement, sourcils froncés.
— Dites-moi, Grane, les experts qui ont examiné ces bouts de papier ne vous ont rien dit ?
Il hausse les épaules.
— Ils m’ont dit beaucoup de choses, notamment que c’était le même individu qui avait écrit cela, qu’il s’agissait d’un homme, d’un homme assez nerveux.
— Oui, ils n’ont pas précisé s’il aimait les épinards et s’il se prénommait Gaston !
Je secoue la tête.
— Les experts sont les mêmes sous tous les cieux. Au fond, ces gens qui devraient être des scientifiques sont surtout des imaginatifs. Ils vous disent que le type est nerveux et ils oublient de vous dire l’essentiel. Et s’ils oublient de vous le dire, c’est que, justement, cet essentiel-là leur a échappé ! Grane est intéressé, je vous le jure ! Il ne donnerait pas sa place contre une sucette en sucre d’orge ! Et même pas pour une fantaisie de la plus belle star d’Hollywood.
— Quoi ? Croasse-t-il.
Je prends mon temps. Pour une fois qu’un Français peut mystifier des Ricains, les prendre en flagrant délit d’incompétence !
— Il y a que ces billets ont été écrits le même jour ! Fais-je.
Grane se lève, contourne son bureau et se penche par-dessus mon épaule.
— Sur quoi vous basez-vous pour affirmer une telle chose ?
— Prenez la loupe. Ça se voit à l’œil nu, mais prenez-la tout de même !
Il prend la loupe.
— Le type a écrit avec un stylo à encre. Il y avait une saleté après la pointe du stylo. Un petit bout de poil ou une grosse poussière. On le voit très bien à certains empâtements qui reviennent dans les déliés, c’est-à-dire dans les remontées de la plume. Or il ne s’agit pas d’un défaut fixe de la plume, car cet empâtement est inégal. Et, de plus, il se déplace. Voyez cette boucle de « L » ici : l’empâtement est à gauche et, là, il est à droite. Conclusion : il y avait une légère saleté au bec de la plume. Croyez-vous qu’on garde une saleté des semaines à la pointe de son stylo ?
Il se masse le menton.
— Non, évidemment.
— En plusieurs semaines — elles nous sont données par l’étalement des meurtres —, le criminel aurait été obligé de remplir son stylo, car, même s’il ne s’en servait pas beaucoup, l’encre se serait évaporée. Et, en remplissant le stylo, la petite saleté aurait fichu le camp. Vous pigez ?
— Très bien.
Il retourne s’asseoir.
— Tous les billets écrits le même jour ?
— A la file, oui !
— Et pourquoi ? demande-t-il.
Je souris.
— Peut-être parce que l’assassin avait, ce jour-là, sous la main, un type sachant écrire le français et qu’il en a profité pour stocker les petits billets.
Comme un automate, Grane verse à boire. Il vide son verre et me regarde.
— Ça voudrait donc dire…, commence-t-il. Je me lève et ramasse mon chapeau.
— Ça voudrait simplement dire que le meurtrier des taxi-girls est n’importe quoi, sauf Français ! Déclaré-je avec un petit sourire heureux.
Je porte deux doigts à ma tempe droite.
— Salut, Grane, je continue. Et je vous tiendrai au courant, comme de bien entendu !
CHAPITRE VI
«Le poulet-cocotte ! »
Je pars du building poulet d’une démarche de gladiateur, mais je suis un tantinet moins fiérot lorsque je me retrouve sur le macadam.
En un temps record, j’ai défriché un peu le terrain ; seulement je suis un peu moins fracassant, car je ne sais plus du tout que faire.
Faut comprendre ! En réalité, je suis seul dans cette ville tentaculaire. Tout seul comme un toutou perdu. Maintenant, je sais que je ne puis compter d’une façon vraiment effective sur la police, because la police d’ici a ses chouchous et elle fait gaffe où elle pose ses grands pieds. J’ai contre moi le clan Maresco qui ne doit pas savourer outre mesure mon entrée de cirque dans son burlingue. Lorsqu’il saura que je suis allé briser les nougats à Seruti, il montrera les chailles, c’est officiel. Et je vous parie le bouton de jarretelle de Greta Garbo, la Divine, contre un préservatif d’occasion que, dès demain matin, Grane, le brave Grane, me convoquera gentiment dans son cirque et me demandera non moins gentiment de mettre l’océan Atlantique entre Chicago et moi !
Читать дальше