Voilà les pensées confuses, un poil moroses et vachement débilitantes qui tournoient sous sa perruque blanche.
— Que voulait ce messager ?
Boum, c’est parti. Passant outre son respect humain, foulant son orgueil, il plonge.
— Vous donner des précisions au sujet de votre mission, mon cher.
— Je suppose qu’il est inutile de vous demander lesquelles ?
Je lui ris gaiement au nez.
— Evidemment ! Vous ne me voyez pas, moi, flic sans peur, sans reproche et sans tache, vous dire : « Il va vous falloir trucider M. Machin ! »
— Bien sûr, admet Martin. Somme toute, nous voilà dans une impasse.
— Vous, mon vieux, pas moi ! Au contraire, j’ai les cartes en main, et elles sont superbes : rien que des habillés et des atouts ! A encadrer, tellement c’est beau. Je crois que je viens de réussir quelque chose d’inestimable pour ma conscience, Braham !
— Pour votre conscience ?
— Suivez mon développement : grâce à ce qui s’est passé tout à l’heure, je peux vous épargner. Fabuleux, non ?
— Expliquez…
— Vous êtes bien trop intelligent pour ne pas avoir déjà compris. Mais enfin, puisque vous voulez me l’entendre dire…
« Ceux qui vous ont engagé, Martin, vous font peur.
Il cille. Bravo, San-Antonio, tu as mis dans le 10 ! [12] Je préfère expressionner en nouveaux francs.
Il a beau s’efforcer à l’impassibilité, la sonde de ma psychologie pénètre dans l’étroit canal de ses craintes.
— Vous n’avez pas le droit de louper votre dernière besogne, mon ami. Sinon, adieu la discrète propriété et la gentille femme au bébé… Or, par notre fait, vous venez de rater la correspondance. Moi je sais tout et j’ai déjà fait mon rapport de sale fonctionnaire.
Donc, il ne vous reste qu’une seule ressource : foutre le camp sur-le-champ, changer de papiers et de perruque et aller vous planquer à tout jamais dans ce coin pépère dont vous rêvez. Moi, ça m’arrange. J’ai horreur de tuer un homme de sang-froid. Vous voyez que nos intérêts coïncident enfin. Filez, Braham ! Vite, loin, pour toujours. Vous avez suffisamment pris la vie des autres pour savoir ce que représente la vôtre. Ne laissez pas échapper la chance ! Il arrive que, comme vous, elle porte une perruque, si bien qu’on ne peut pas toujours l’attraper par les cheveux.
Beau discours, pas vrai ?
De la fleur de rhétorique semblable, vous n’en trouverez jamais chez Vilmorin ! J’ai le sens de la phrase, que voulez-vous, encore qu’elle commence à me faire suer [13] Nous respectons la prononciation du Gros qui ne saurait dire « en vain ».
, la phrase. T’agences des mots. Tu les tries. Tu polis. Tu centfoissurlemétière… Et à l’arrivée, elle est devenue quoi t’est-ce, ton idée première ? Elle ressemble à quoi, ta pensée ? Elle s’exprime en quelle langue inconnue, la sensation que tu voulais transmettre ? Hein, réponds ? Non, à force d’en noircir, j’ai fini par piger : la phrase, c’est encore un truc à t’autococufier.
N’importe quel côté que tu te retournes, tu l’as dans le prosibe, mon drôle. Very deep ! L’expression se disperse. Elle perd de sa précision et de son émotion. Va falloir revenir à la danse, à Charlot, au geste, quoi ! Ou alors, côté écriture, à la phrase superbrève, de deux mots au plus. Faut qu’on s’y colle sans tarder, c’est l’avenir de la littérature, croyez-moi z’en ! Qu’on fasse des gammes, qu’on défriche encore un petit coup avant d’aller pondre des vers libres à six pieds sous terre. Tiens, je te donne un exemple, tu veux proposer une nuit d’amour à une gonzesse… Rien de plus chiatoire, question style, ordinairement. Rien qu’incite mieux à la délirade. Avec mon nouveau procédé, ça te donne à peu près ça : « Nos cœurs. Ton cul. Mon zob. Dodo. Eblouissement. Encore. Encore ! Soleil ! Lave-toi ! » Allons, les jeunes, au boulot ! On attend, quoi, merde ! On en a classe de piétiner dans l’adverbe jusqu’aux chevilles ! Mort aux attributs ! Suce aux adjectifs ! Un jour ne restera plus que le nom, cet os de la langue.
Mais j’inculque les mouches, je les enclume, je les inclus, je les culmine, je les Jean-Luc, je lèze-un-culte, je les accumule ! Pour tout dire, je les seau d’eau mise alors que je vous ai pas encore solutionné ma scène épineuse avec Martin Braham.
Il attend que je me taise, la tête penchée sur le côté, comme un Indien qu’est à l’écoute des montagnes Rocheuses pour s’assurer que sa belle-doche n’arrive pas impromptu au moment où il s’apprête à calcer la nouvelle bonne.
— Votre humanitarisme vous perdra, San-Antonio, murmure-t-il après que je me suis tu. Dans nos professions, il faut oublier le sentiment, la conscience, les arrière-pensées et toutes ces fadaises qui maintiennent l’homme entre des brancards.
Son ton est sec, âpre. Son regard ressemble à deux pics à glace braqués sur moi.
Je comprends qu’il n’abdiquera pas.
— Ainsi donc vous refusez de partir ?
— Naturellement. Vous me voyez céder à un chantage.
— En ce cas, que comptez-vous faire ?
— Le nécessaire, répond Braham.
— C’est-à-dire ?
— Pour commencer, ceci.
De sa main droite, il saisit son bras gauche, au-dessus du coude.
Le temps de compter jusqu’à la moitié d’un, j’ai compris. J’exécute une cabriole en direction du balcon. Manque de pot, la porte coulissante a été refermée. Je veux écarter les pans du lourd rideau de plastique pour choper la poignée. Trop tard. Une vapeur suffocante s’abat sur moi. J’essaie de ne plus respirer. De rebrousser chemin. De culbuter l’homme qui est là, sardonique, les lèvres arrondies autour d’une dent dardée comme une minuscule défense. Mais Braham a jeté un siège dans mes jambes. Je culbute. Je respire. Je disparais de ma surface.
La paupière de Bérurier ressemble à un morceau de pneu. Elle est épaisse, bombée, batracienne, boueuse. Il tousse. Il crache tous azimuts. Et puis aussi, il boit à même le goulot d’une bouteille brune.
Comme tous les modestes, les obscurs, les sans-grade, il picole du rhum, dans les cas importants, Alexandre-Benoît. Le rhum, ça reste du folklore… Le p’tit verre du guillotiné. Les têtes exsangues rotaient l’alcool de canne à sucre en chutant dans le son-buvard.
La chère Martinique, présente en ces matins frileux. Suprême exotisme. Ultime réconfort. Sang de Dieu pour celui qui venait de communier. Propose-t-on encore du rhum aux ultimes condamnés à mort de la France mansuète ? Et désuète ! Ou bien plutôt du scotch ? Hein ? Un gin-tonic ? Un baccardi ? Un tom-collins ? Un pim’s n o 1 ? Un bloody-mary ? Un alexandra ? Une vodka-orange ? N’importe quoi, sauf de l’eau-de-vie !
Chez nous, le gros peuple pratique encore le rhum. L’élite ou assimilée s’aligne sur le punch. Ça fait croisière. C’est snob. Mais le méchant rhum d’épicier, c’est le coup de fouet du terrassier. Le vulnéraire du lavedu. Béru lui est resté fidèle.
Il accroche les wagons, renifle la bonne odeur qui s’ensuit, boit une nouvelle gorgée et tend la boutanche à sa baleine.
— A toi de te ramoner la margoule, ma gosse ! dit-il. Dedieu de dedieu, ce mal de but que je m’offre ! Comme si on me pressait la cage dans un étau, ou bien comme si tu serrerais les noix pendant que j’te fais le coup de « Nicolas-livre-à-domicile ».
La Grosse répond pas bézeff. Elle est pâteuse du lingual, la chérie. Vachissante ! Encore retroussée. La gueule ouverte comme mille agonisants. On la devine à la recherche d’une énergie. Elle rêve de pouvoir refaire un geste, de proférer un son, d’achever une pensée. Mais la drogue de « l’Homme » est d’une qualité supérieure. Le soporifique de l’élélite. Ça doit valoir plus chérot que du Guerlain, ce machin !
Читать дальше